Cycle de conférences de Jean-Pierre Devroey au Collège de France (mercredis 9, 16, 23 et 30 mars 2022, de 17h30 à 18h30)

En ce mois de mars, le Collège de France invite, sur proposition de Patrick Boucheron, l’historien Jean-Pierre Devroey (Professeur émérite, Université Libre de Bruxelles, membre de l’Académie royale de Belgique) pour un cycle de conférences.

Intitulé « De la grêle et du tonnerre. Comprendre les intempéries dans l’Arrière-pays des paysans au Moyen Âge », vous trouverez le programme de ce cycle en pièce jointe.

 

De la grêle et du tonnerre. Comprendre les intempéries dans l’Arrière-pays des paysans au Moyen Âge.

Cycle de conférences de Jean-Pierre Devroey (Professeur émérite, Université Libre de Bruxelles, membre de l’Académie royale de Belgique)

Les mercredis, de 17h30 à 18h30, du 9 mars au 30 mars 2022


Les sources écrites qui permettent d’étudier la vision et la compréhension du monde et de l’environnement des habitants des campagnes occidentales durant le premier Moyen Âge nous exposent à un double biais documentaire, social et culturel : elles émanent en ordre principal d’un groupe restreint et privilégié de la population, les clercs instruits dont elles expriment les préjugés et l’intelligence des choses qui leur sont propres et qu’ils diffusent et imposent dans la population.  L’œuvre qui sert de point de départ à cette enquête micro-historique, composé dans les années 810 par l’archevêque de Lyon, Agobard, pose une interrogation qui est encore d’actualité : comment expliquer et justifier des événements naturels extrêmes et imprévisibles comme la grêle et le tonnerre, et imposer une causation générale. Le livre Sur la grêle et le tonnerre est à la fois traité théologique destiné au public des pairs d’Agobard et à la formation idéologique du clergé éduqué, et manuel de pastorale destiné aux prêtres de paroisse pour les aider à combattre les « fausses croyances » qui circulent dans le peuple chrétien et chez les « illettrés ». L’archevêque met en œuvre deux modes de rationalité. Il démontre à partir d’un raisonnement théologique l’omniprésence et la toute-puissance de Dieu dans la dynamique de la Nature ; il réfute par l’enquête et par la déduction logique les croyances répandues dans les populations du Lyonnais sur la causalité des intempéries. Celles-ci reposent sur le pouvoir qu’auraient certains humains d’agir négativement sur la nature en provoquant les orages et les averses de grêle et, positivement, en préservant de ces intempéries maléfiques les villages et leurs habitants. En (d)énonçant ces fausses croyances, le traité d’Agobard permet d’étudier les interprétations et les représentations du monde physique au sein des élites et des populations médiévales. Sans fournir de production idéelle émanant directement des paysans, ce point de vue est le point de départ d’une enquête systématique portant sur l’Arrière-pays au sens que lui a donné Yves Bonnefoy : un socle de croyances, de représentations et d’explications qui est travaillé et modelé par des phénomènes de domination sociale et culturelle : l’inclusion chrétienne progressive des petits mondes ruraux a atteint un palier décisif aux XIIe-XIIIe siècles dans le projet de gouvernement universel, social et politique, autant que religieux, de l’ Église de Rome. De cette confrontation des croyances sur la dynamique du monde physique, l’historien peut également tirer des informations inédites sur les composantes non-chrétiennes de la « petite tradition », qui sert de base à des rationalités propres au(x) monde(s) paysan(s) et s’inscrivent dans la notion d’Arrière-pays.

 

Mercredi 9 mars 2022. De la grêle et du tonnerre. Une micro-histoire de la perception médiévale des intempéries.
La première conférence présente le traité d’Agobard en le replaçant dans le contexte général de l’interprétation des intempéries et des représentations du monde physique dans l’idéologie chrétienne. La théologie de la nature d’Agobard est représentative d’un courant de rationalisme chrétien qui s’exprime par une causalité moniste : la présence et l’action divine sont à la fois nécessaires et suffisantes à l’explication du fonctionnement du monde physique. Cette conception prédomine dans l’entourage clérical des premiers Carolingiens. D’abord minoritaire parmi les élites du pouvoir, des courants d’idées divergents apportent une réponse dualiste à la question du malheur et du mal dans le monde terrestre. Celle-ci présente le Mal comme un principe agissant effectivement sur la Nature, directement par l’action d’entités ou de forces extranaturelles, et conjointement avec la complicité d’humains. La notion formulée par Thomas d’Aquin en 1272 du pacte maléfique marque un tournant doctrinal décisif qui conduira progressivement à criminaliser des croyances ou des pratiques qui relevaient précédemment de la pénitence et de la confession.

 

Mercredi 16 mars 2022. Manipuler les vents, combattre les tempêtes.

La deuxième conférence est consacrée aux pratiques de « manipulation » des vents. Cet inventaire permet de confronter les champs culturels chrétiens et non-chrétiens, de spécifier leurs modalités, leur raison d’être et leurs domaines d’action, et d’en identifier les acteurs humains, les mots et les gestes.

 

Mercredi 23 mars 2022. L’économie des intempéries dans l’Arrière-pays des paysans.

La troisième conférence part des situations d’échec ou de destruction des récoltes pour observer comment ce type d’événements s’insère dans une économie des relations des humains avec Dieu et avec la nature. Les récits-types du haut Moyen Âge expliquent ces pertes par l’intervention d’« escamoteurs » ou de « nefs de nuages » emportant les moissons. Ils démontrent l’existence d’une « économie » des intempéries, rationalisant les pertes par la métaphore de l’échange marchand. L’économie chrétienne étend la valeur de ces transactions par l’instauration de la dîme obligatoire, par laquelle les humains s’acquittent globalement de leur dette « naturelle » à l’égard du Créateur.

 

Mercredi 30 mars 2022. Affronter les tempêtes dans un monde chrétien.

La quatrième conférence conclut l’enquête dans le temps long, en la situant dans le contexte de deux mouvements opposés au sein de l’Église et de la société. L’inclusion chrétienne des collectivités rurales aux VIIIe-IXe siècles visait à assurer le monopole de Dieu et de son Église sur la productivité de la nature et la conjuration des mauvaises récoltes. Cette christianisation médiévale des campagnes, qui intervient à des rythmes et avec des spécificités régionales, atteint son accomplissement général en Occident aux XIIe-XIIIe siècles. Mais, cet encastrement des campagnes et de leurs habitants peut s’accompagner simultanément de phénomènes d’exclusion, d’origine religieuse ou sociale, à l’égard de groupes ou d’individus discriminés en raison de leur origine et de leur altérité (l’étranger), de leur genre (la femme), de leur religion, ou de leur situation en marge de la société établie (l’errant, le mendiant). Au XIe et surtout à partir du XIIe siècle, la magie est désormais interprétée par l’Église comme une erreur coupable qui relève de l’hérésie comme erreur coupable par excellence. Cette qualification canonique ouvre la voie à la mise à l’écart des individus par l’excommunication et à la criminalisation, qui débouchera à partir du XIVe siècle sur le confinement et les persécutions des minorités (lépreux, Juifs) et, aux XVe-XVIIe siècles, à la chasse aux prétendues sorcières et sorciers.