Table ronde sur la visibilité des études médiévales organisée par la SHMESP dans le cadre de son Assemblée générale du 10 novembre 2019
Animée par Aude Mairey, Directrice de recherche au CNRS, Vice-présidente de la SHMESP
Participants:
William Blanc, journaliste et médiéviste, rédacteur en chef du site Histoire & Images Médiévales
Marc Bouiron, directeur scientifique et technique de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP)
Ghislain Brunel, directeur des publics, Archives nationales
Franck Collard, président de l’Association des Professeurs d’Histoire et Géographie (APHG)
Jannic Durand, directeur du département des Objets d’art, Musée du Louvre
Rappel de l’argumentaire :
Le Moyen Âge est à la mode : il bénéficie toujours d’un important engouement du grand public pour plusieurs raisons, dont ne voici que quelques exemples.
Le « patrimoine » et sa conservation sont particulièrement appréciés par les Français comme le suggère, entre autres, le succès toujours croissant des « Journées du Patrimoine » organisées chaque année, mais aussi celui de nombreuses initiatives locales. Certes, cela ne concerne pas que l’époque médiévale, mais ses bâtiments et autres traces sont très nombreuses bien que, parfois, sujettes à des restaurations hâtives ou à des détournements problématiques. Si les musées, l’Inrap ou d’autres institutions culturelles, tant au niveau national que régional ou local, effectuent un travail essentiel, il n’en reste pas moins qu’une réflexion sur la notion même de « patrimoine médiéval » reste à poursuivre.
Un autre point remarquable est que le Moyen Âge est largement intégré dans la « culture pop », que ce soit par les jeux vidéo, le cinéma, les séries, la bande dessinée, les reconstitutions, etc.
De manière générale, les documentaires, article, livres, etc., sur le Moyen Âge abondent en direction du grand public et rencontrent la plupart du temps un succès estimable, de même que les conférences qui leur sont destinées (dans les universités ouvertes par exemple) tant au niveau local que régional, voire national. Le succès continu des Journées de Blois n’en constitue qu’un exemple marquant.
Dans ce contexte, se pose donc de manière brûlante la question de l’articulation entre les travaux académiques et savants des médiévistes professionnels – qu’ils soient historiens, archéologues, archivistes, etc. – et leur transmission à un public moins spécialisé.
En effet, la place du Moyen Âge dans les programmes scolaires du primaire, et encore plus du secondaire, reste très limitée (et est toujours menacée), ce qui pose la question très concrète, tout comme pour l’Antiquité, des conditions de sa transmission en lien, entre autres, avec la réforme annoncée des concours dont dépend pour une part la place des études anciennes et médiévales au sein de l’enseignement supérieur.
Par ailleurs, la qualité des « produits culturels » destinés au grand public, quelle que soit la nature des médias les proposant (télévision, livres, web, réseaux sociaux…), varie grandement et ne laisse pas toujours de place aux médiévistes professionnels, au profit d’amateurs parfois peu compétents mais très visibles dans les média.
Pire encore, les clichés négatifs sur le Moyen Âge (obscur, barbare…) continuent de pulluler, symbolisés notamment par l’adjectif péjoratif « moyenâgeux ». Le Moyen Âge fait également l’objet de récupérations parfois tendancieuses sur les plans politiques et idéologiques (parfois complotistes…).
La table ronde organisée par la SHMESP dans la seconde partie de son Assemblée générale (10 novembre 2018, 14h30-16h30) se propose donc de réfléchir tout autant aux arguments démontrant l’importance du Moyen Âge pour la compréhension et l’enrichissement de nos sociétés contemporaines – sans tomber dans l’écueil de l’argument axé sur « l’exemplarité historique », aux connotations trop moralisantes – qu’aux moyens de défendre et d’accroître la visibilité des études médiévales, toutes disciplines confondues (histoire, mais aussi histoire de l’art, archéologie, archivistique, muséologie, etc.), et aux enjeux et difficultés de cette transmission du savoir académique vers un public large.
Compte-rendu
Dominique Valérian ouvre la table ronde : un des objectifs du mandat du bureau de la société est d’améliorer la visibilité des études médiévales, en tenant compte d’un certain nombre de problèmes portant sur la transmission au-delà de nos cercles ; sur les évolutions liées, notamment, à l’émergence de nouveaux supports (il ne s’agit pas seulement d’Internet même si ce dernier reste même essentiel) ; sur notre positionnement en dehors du cadre académique qui ne peut pas se limiter à des complaintes sur les amateurs ignorants. La question de l’articulation entre la production du savoir universitaire et des autres formes de connaissances et aussi de notre ressort, d’où notre indispensable participation à ces nouveaux medias. Cette visibilité du MA est aussi la nôtre en tant qu’association ; or, a elle considérablement diminué et nous sommes devenus totalement inaudibles.
Aude Mairey mène ensuite la discussion, en commençant par la notion de patrimoine :
– Jannic Durand : c’est un héritage dont nous avons la responsabilité et que l’on est censé transmettre aux générations futures. Il y a aussi une définition du mot impliquant la notion de richesse. Et même si médiatisation il y a, il est nécessaire de prendre conscience de son importance à un moment où il est quelque fois bien malmené…
– Ghislain Brunel : théoriquement, le patrimoine regroupe toutes les archives existantes, en gros du Moyen Âge à aujourd’hui. C’est une notion très large puisque les archives sont en train de se constituer. Le concept d’archive définitive relève de l’historique. Mais la notion a été élargie au vivant et à l’actuel, puisque cela deviendra du patrimoine. Ce n’est pas spécifiquement médiéval mais, par les archives, on voit l’émergence du fonctionnement des familles, des institutions… La notion d’archive vivante est donc importante.
– Marc Bouiron : pour l’archéologie, par définition, tout est patrimoine mais on ne sait pas ce que l’on va trouver. Et sa particularité est d’aller des origines à nos jours. Se pose d’ailleurs le problème de l’archéologie préventive : le lieu de fouille est détruit, on en conserve les données scientifiques ainsi que le mobilier qui vient s’ajouter à un patrimoine collectif.
– Franck Collard : si l’on passe du patrimoine matériel au patrimoine immatériel, on en vient inévitablement aux « documents patrimoniaux » présents dans les manuels scolaires. Autant ils sont assez bien identifiés pour la période contemporaine, autant il y a une évolution des docs pour notre période par rapport à l’historiographie. Une étude serait assez intéressante à faire sur la nature de ces documents.
– William Blanc : le principal problème est celui de la définition. Par expérience – il a travaillé cinq ans à Provins comme guide conférencier – pour certains pouvoirs publics, notre « patrimoine » n’est qu’une source de richesse comme le suggèrent par exemple les fêtes de Provins dont le slogan est « Voyage en dehors du temps ». Le patrimoine est un bien public et doit rester public. Et Provins est devenu une sorte de Disneyland.
– Dominique Valérian : N’a-t-on pas besoin d’en passer par là ?
– William Blanc : Le médiévalisme est préférable : il est plus fructueux pour amener les gens vers le sujet. L’imagerie spectaculaire doit être utilisée mais pour être déconstruite.
– Annick Custot- Peters : Comment fonctionne cette logique de la privatisation à Provins ?
– William Blanc : Les collectivités territoriales ont externalisé ce qui a conduit à une dépréciation du statut de guide-conférencier. Il existe désormais une licence professionnelle où l’approche comptable est le plus importante… Or, les guides-conférenciers ont un vrai rôle à jouer face à un public qui n’a aucune connaissance historique.
– Marc Bouiron : les archéologues expliquent eux-mêmes les vestiges et restent donc dans un cadre scientifique. Les chantiers sont parfois ouverts au public de manière ponctuelle (par exemple dans le cadre des Journées nationales de l’archéologie), mais dans ce cas les archéologues insistent sur l’importance de la relativisation des découvertes, sur lesquelles on peut ne pas donner un regard complètement figé au moment de la fouille.
– Annick Custot-Peters : Qu’en est-il pour les fouilles qui ne relèvent pas de l’INRAP. ?
– Marc Bouiron : Il y a des opérateurs privés, mais la valorisation est une des missions de l’établissement et une de ses composantes de service public. C’est à peu près pareil pour les archéologues des collectivités qui doivent rendre des comptes aux citoyens. Ils ont un devoir d’explication. Par rapport à la médiatisation actuelle du terme, c’est peut-être un écran de fumée, mais au moins, on reparle de patrimoine.
– Marylin Nicoud : Lors d’un conseil scientifique de la région IDF il y a quelques années, on lui a rit au nez lorsqu’elle a parlé de patrimoine. Les historiens ont donc un peu trop abandonné le patrimoine aux archéologues.
– Marc Bouiron : L’Inrap intervient de manière plus forte grâce à la loi sur l’archéologie préventive. Il peut porter un discours de connaissance qui va selon lui au-delà de l’archéologie. Il y aurait moyen de faire des choses plus larges.
– Franck Collard : Mais faut-il vraiment passer par l’argument « retombées sociétales », voire « marchandisation » (il donne l’exemple de l’étude sur les puces, les poux et autres parasites…) ?
William Blanc : En un sens, les sociétés de reconstitutions sont plus agréables que les fêtes de Provins car il y a des gens parfois très pointus sur lesquels il faut s’appuyer [NB. : on compte environ 1000 fêtes médiévales par an…].
– Jannic Durand : Il y a aussi une contradiction pour les musées par rapport à la médiation. Un grand écart est à négocier entre des gens très cultivés et des masses de visiteurs, en particulier les étrangers. Mais il y a des degrés d’accès différents avec des podcasts, etc. qui permettent de négocier des faisceaux un peu différents.
– Philippe Jansen : La notion de patrimoine devenue très populaire ; il y a une attente de la part du grand public, notamment grâce aux opérations archéologiques. Le problème n’est pas tellement d’être dans la médiation vis à vis des citoyens, mais d’être dans un dialogue avec les décideurs qui ont parfois une vision instrumentalisée d’un certain discours sur le patrimoine. Les muséologues et les archéologues sont institutionnellement en dialogue constant, mais les historiens sont sans doute plus (voire trop) retranchés dans les universités. Les historiens doivent aussi penser à travailler en équipes interdisciplinaires pour la valorisation et pas seulement dans les projets scientifiques.
Sur la médiation plus particulièrement :
– Ghislain Brunel : La médiation est un métier en soi. Ce sont les mêmes principes que dans les musées. Donc là, il y a vraiment une question de spécialisation mais une base est nécessaire.
William Blanc : Pour la médiation (ou la vulgarisation), il y a certes questions de spécialisation mais les gens doivent être formés – en tout cas, pour ce qui relève des guides. La médiation est un métier, mais il y a aussi des « trucs » qui permettent d’accrocher les gens et de casser la distance entre les gens.
– Jannic Durand : Les guides conférenciers sont particulièrement canalisés au Louvres.
– Franck Collard : Il faut rappeler tout de même que les historiens sont nombreux à essayer de se rendre dans des lieux grands publics, animer des cafés de l’histoire, faire des conférences… et la programmation en Moyen Âge ne vide pas le café. On a quand même fait déjà pas mal de pas en direction de ce grand public cultivé, si tant est qu’il puisse être défini.
En ce qui concerne les enfants.
– Ghislain Brunel : Aux Archives Nationales, il y a un service pédagogique spécifique depuis la fin des années 1950 : environ 12000 enfants reçus et 1500 professeurs formés. Il existe des ateliers spécifiquement consacrés au Moyen Âge et ce sont les plus anciens, en lien avec le tropisme envers les sceaux, l’écrit (calligraphie), l’enluminure. Grâce aux évolutions scientifiques, on peut par exemple les faire travailler sur des domaines scientifiques, par exemple la composition de l’encre. Les ateliers sont donc de plus en plus interdisciplinaires – sciences/histoire, histoire/géo, histoire/lettre, etc. Les croisements de disciplines sont importants pour les collègues du secondaire. En outre, il y a aussi des ateliers en fonction des expositions qui peuvent être très poussés. Il existe également des ateliers « familles » sur l’écriture et la calligraphie par exemple. Et fait, les Archives travaillent avec tous les publics, notamment en Seine-Saint-Denis. Il faut utiliser les moyens que donne l’État pour développer des projets en direction des familles et des enfants, notamment dans les zones défavorisées.
– Jannic Durand : au Louvres, il existe aussi des ateliers depuis très longtemps, anciennement destinés à former le primaire et le secondaire, sur les techniques, les matières, etc. Depuis quelques années, les « ateliers » de la petite galerie sont destinés à divers publics et pas seulement au niveau scolaire. La mise en valeur sur internet n’est pas encore très importante, mais un projet devrait voir le jour l’année prochaine, au moins pour les collections virtuelles.
– Ghislain Brunel ; Aux Archives, le présentiel est privilégié. Il y a toujours de vrais matériels – carnet de guerre, chartes, etc. comme les monuments historiques…La « réalité » est importante et l’histoire ne passe pas que par les livres… Les ressources numériques existent en tant que tels, mais ne sont pas spécifiquement « classées » dans des espaces pédagogiques. La question porte peut-être plus sur la capacité à donner des modalités d’accès ; mais il y a des fiches de travail d’accompagnement qui peuvent être transmises.
– Marc Bouiron : l’Inrap possède un service spécifique et un réseau en région qui couvre tout le territoire, mais tente aussi de tenir compte des demandes des enseignants – avec la possibilité de faire des choses sur mesure.
– William Blanc : Pour les enfants, il faut tenir compte des éditions jeunesse. La demande est énorme, mais la plupart du temps, les gens qui font des bouquins pour la jeunesse sont généralement assez ignorants. De plus, le travail sur l’image est très important. En tout cas, et c’est dommage très peu de professionnels y participent. À partir de 16-17 ans, en général, il n’y a plus d’histoire au sein de la scolarité et, sur YouTube par exemple, certaines chaînes sont catastrophiques. Mais en histoire et en histoire de l’art, on n’a pas de structures du même type que l’INRAP. C’est un problème pour toucher les grands publics. Pour l’instant, il y a des initiatives plus ou moins privées, mais il faudrait quelque chose de plus institutionnel en direction d’un public adulte.
– Franck Collard : La discipline scolaire est encore très adossée à l’institution. Avec l’Égypte, le Moyen Âge est un des thèmes historiques qui parlent le plus aux enfants ; mais les jeunes collègues sont de plus en plus mal formés dans le primaire, en tout cas en histoire ; au niveau du collège, la 5e, traditionnellement dédiée au MA est en partie « mangée » par l’histoire moderne puisque le programme va désormais jusqu’à Louis XIV. Pour le lycée, ça allait un peu mieux mais on est en train de revenir à une portion congrue. Quant aux manuels, ils sont en effet souvent indigents en effet et ne prennent pas en compte les avancées récentes. Sur la question de « l’institutionnalisation », il n’y a pas une voix unique, de nombreux jeunes s’investissent là-dedans. Mais le flot d’information est énorme et il est difficile de faire le tri. Cela dit, il faut discuter avec les youtubeurs et autres, même s’ils peuvent paraître un peu déroutants. Il y a des gens sur lesquels on peut s’appuyer, tout comme certaines sociétés de reconstitution. Il y a une demande réelle. Des partenariats sont indispensables.
– William Blanc : La production de médiévalisme est énorme, on peut s’appuyer sur elle. Mais il faut sortir du mépris.
– Marc Bouiron : il faut arriver à construire une structure qui fasse passer le message. L’institutionnalisation à l’Inrap est très forte mais cela prend quand même beaucoup de temps.
– Annick Custot-Peters : il y a un problème criant de manque de moyens dans les universités, d’où la multiplication des initiatives privées.
– Alexis Grélois : mais la légitimité est très différente entre les universitaires d’une part et les institutions culturelles.
– Aude Mairey : Il y a aussi le problème du flot provoqué par la stratégie gouvernementale axée sur les sciences ouvertes et la politique de valorisation du CNRS, surtout tournées vers les sciences dures.
– William Blanc : Un article scientifique n’est pas destiné au grand public. Il faut faire des résumés, mais cela pose un vrai problème ; de manière générale, il faut vraiment réfléchir à la place de la vulgarisation comme une partie de la reconnaissance du travail des enseignants-chercheurs et des chercheurs.
– Un jeune intervenant : Le Moyen Âge est quand même très bien servi : voir le succès de l’exposition à la Villette, l’Histoire… Il existe des gens pour nous aider. Il y a aussi de plus en plus de Masters « public » [ ?]. Il est plutôt optimiste sur la prise de conscience des jeunes.
– Emmanuelle Texier : Elle moins optimiste car nous ne sommes même pas audibles auprès des gens qui font les programmes et les manuels. Sur l’islam par exemple, il y a des contresens totaux. Cela est d’autant plus grave que les collègues du secondaire ont de moins en moins de formations. Il est nécessaire de revoir les manuels et les fiches Eduscol où il y a beaucoup d’erreurs ; mais même là, on n’arrive pas à être audible.
– Jannic Durand : C’est un problème qui touche à l’édition en général.
– William Blanc : La notion même de concevoir un livre d’histoire pose aussi un souci.
– Annick Custot-Peters : Il y a le problème de la définition du public de « vulgarisation » selon les médias. Qui écoute Emmanuel Laurentin ? Qui lit L’Histoire ? C’est dans le niveau le plus léger que se situe la concurrence la plus grande avec les « amateurs » plus ou moins bons. Tout le monde convient qu’un archéologue doit avoir des compétences techniques. Mais pour les historiens, c’est différent. Il faut montrer que la fabrique de l’histoire est un métier.
– Antoine Destemberg : La différence entre l’archéologue et l’historien porte sur le fait que les modalités d’acquisition de la connaissance sont visibles. Pour l’histoire, il ne suffit pas de vulgariser uniquement les résultats. Il faut penser une vulgarisation qui passe aussi par l’acquisition de la connaissance et par les débats historiographiques.
– Florian Besson : Il y a aussi le problème de l’autorité de la parole de l’historien autorisé… Sur Wikipédia par exemple, cela fait des années qu’il s’échine à réécrire les articles sur les croisades mais ils sont modifiés tout de suite après.
La discussion a montré la richesse des échanges, mais aussi l’ampleur des problèmes à résoudre…