Libertés académiques et médiation scientifique. Quelle place pour les chercheurs,entre débats historiques et débats de société ?

Table ronde organisée dans le cadre de l’Assemblée générale de la Shmesp le 13 novembre 2021, animée par Annick PETERS–CUSTOT (Université de Nantes), avec William BLANC, Franck COLLARD (Université Paris–Nanterre), ChristopheNAUDIN (Collège Dulcie September –Arcueil), Annliese NEF (Université Paris 1).

Argumentaire

Au-delà du champ de l’histoire médiévale, le rôle des enseignant·e·s-chercheur·se·s dans l’espace public, politique, judiciaire et médiatique, est régulièrement discuté et, parfois mis sur le devant de la scène, qu’il s’agisse du rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie[1] et ses suites politiques ou des abus dénoncés par le récent avis du Comité d’éthique du CNRS sur la communication scientifique en situation de crise sanitaire[2]. Le Moyen Âge, pour être plus lointain chronologiquement, n’en est pas moins l’objet de constructions mémorielles vivaces, souvent de création assez récente, mais néanmoins puissantes. Les exemples abondent, parfois en lien avec des actualités spécifiques ou des impératifs patrimoniaux (incendie et restauration de Notre-Dame de Paris), mais plus souvent dérivés de thématiques du domaine social et politique. La période médiévale sert à rejeter l’opposant dans un « Moyen Âge moyenâgeux » ou à se réclamer de précédents illustres. Les mêmes faits ou événements peuvent d’ailleurs être invoqués par plusieurs intervenants avec des lectures opposées. L’exploitation des pratiques médiévales à des fins argumentatives intervient aussi bien dans le débat sur la féminisation des noms de métiers que dans celui du droit à représenter le prophète Mohammed, ou encore, évidemment, sur les contacts interculturels, les mobilités des populations ou les modalités de coexistence de populations de religions, de langues ou d’ethnies différentes.

Le rapport du Comité d’éthique du CNRS, quoique portant sur un autre domaine, soulève des questions qui s’appliquent aujourd’hui aussi aux études médiévales. Pointant des écarts « à l’intégrité scientifique, à la déontologie et à l’éthique », analysant le rôle « des diverses sources d’informations (institutionnelles, presse, médias, mais aussi réseaux sociaux) », il décrit aussi comment « certains médias de grande écoute ont favorisé une ‘communication spectacle’ volontiers polémique et entretenu la confusion entre vérité scientifique et opinion », dans un contexte où les ressources et le temps manquent pour déconstruire rationnellement des affirmations fausses et présenter les connaissances et incertitudes actuelles. Le populisme scientifique, la défiance face à l’expertise et sa mise en scène médiatique[3] ou le complotisme existent aussi en histoire médiévale (Vikings, récentisme…), comme les « tentatives de judiciarisation du débat scientifique à des fins d’intimidation ». Deux des intervenants de la table-ronde, C. Naudin et W. Blanc, relaxés en première instance et en appel dans une procédure en diffamation lancée par Ph. de Villiers, ont appelé publiquement à la création d’un « vaste service public de l’histoire »[4].

La table-ronde donnera l’occasion de débattre des conditions d’exercice de la liberté académique et du rôle de la médiation scientifique dans les débats de société. Il s’agira notamment de préciser comment assurer la lisibilité de l’information scientifique dans un espace saturé d’interventions diverses, en posant notamment les questions de déontologie (comment assurer la production d’une information scientifique correcte et assurer la crédibilité, mais aussi la sécurité juridique des acteurs professionnels qui interviennent dans les débats de société ?) et de validation institutionnelle, notamment de la place pour la recherche menée hors du cadre universitaire dans une époque de malthusianisme et de précarité pour les jeunes (et moins jeunes) chercheur·se·s. La validation et la visibilité pourront aussi être discutées au regard des problèmes d’égalité d’accès à la parole publique (invitations surreprésentant les intervenants masculins) et des interventions d’expert·e·s hors de leur champ d’expertise. Les modalités de la médiation scientifique seront également discutées, pour savoir comment nourrir la communication journalistique d’informations validées et débattre de la nécessité d’une stratégie pour occuper le terrain. Ces questions poseront aussi nécessairement celles de l’éducation du grand public à la notion de construction du savoir pour sortir de la communication spectacle et d’une opposition entre interventions en apparence équivalentes.

 

[1] Benjamin Stora, Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie, 20 janvier 2021, https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/278186.pdf

[2] COMETS Comité d’éthique du CNRS, Avis n°2021-42. Communication scientifique en situation de crise sanitaire : profusion, richesse et dérives, rapporteur Lucienne Letellier, 25 juin 2021, https://comite-ethique.cnrs.fr/wp-content/uploads/2021/09/AVIS-2021-42.pdf. Résumé en ligne : https://comite-ethique.cnrs.fr/avis-du-comets-communication-scientifique-en-situation-de-crise-sanitaire-profusion-richesse-et-derives/

[3] Gérard Noiriel, Le venin dans la plume : Edouard Drumont, Eric Zemmour et la part sombre de la République, Paris, 2019.

[4] Les invités de Mediapart, « Deux historiens relaxés face à Philippe de Villiers », Mediapart, 12 avril 2021, https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/120421/deux-historiens-relaxes-face-philippe-de-villiers.

En défense des métiers de l’histoire : Les sciences historiques face aux attaques politiques

Texte de l’intervention de William Blanc et Christophe Naudin, qui n’engage que leurs auteurs.

Chères et chers collègues,

Le témoignage dont nous allons vous faire part s’inscrit dans des circonstances inédites. En effet, à notre connaissance, pour la première fois depuis très longtemps, des historiens médiévistes ont été attaqués pour avoir fait acte de vulgarisation dans un organe de presse national par une figure politique ayant exercé des fonctions aux plus hauts niveaux de l’État. Malgré le caractère extraordinaire de cette situation, il s’agit aussi de la première fois que nous sommes invités par une instance scientifique et académique à nous exprimer sur le sujet. Voilà pourquoi nous adressons ici nos chaleureux remerciements à la SHMESP de nous avoir conviés aujourd’hui à prendre la parole dans le cadre de cette table ronde « Libertés académiques et médiation scientifique. Quelle place pour les chercheurs, entre débats historiques et débats de société ? ».

1. Rappel des faits

Commençons par un bref rappel des faits qui nous ont amenés à venir témoigner devant vous[1]. En mars 2016, le Puy du Fou, par la voix de son fondateur, Philippe de Villiers, a annoncé avoir racheté un anneau ayant appartenu à Jeanne d’Arc. En tant qu’historiens médiévistes travaillant notamment sur les usages publics de l’Histoire, nous avons été sollicités par le journal Le Monde pour publier une tribune sur leur site internet (« Comment Philippe de Villiers récupère le mythe de Jeanne d’Arc ») dans laquelle nous avons relayé les doutes émis par des spécialistes quant à l’authenticité de cet objet, voyant dans cette annonce une forme typique d’usage mémoriel de Jeanne d’Arc, si courant dans la France contemporaine.

Une dizaine de jours plus tard, Philippe de Villiers a obtenu un droit de réponse. Cela ne lui a semble-t-il pas suffi. Le 31 mai 2016, lui et l’Association pour la mise en valeur du Château et du pays du Puy du Fou ont décidé de nous attaquer devant les tribunaux pour diffamation, exigeant de nous, par la voix de leur avocat, maître Gilles-William Goldnadel, 50000 euros à titre de dommages et intérêt. Nous avons été mis en examen le 27 novembre 2017 et défendus depuis par maître Emmanuel Tordjman, que nous remercions chaleureusement.

Par deux fois, le tribunal de Versailles a reconnu notre bonne foi et celle du Monde, en nous relaxant en première instance, absence de toute faute confirmée en appel par un arrêt de la Cour d’Appel de Versailles du 9 septembre 2020. Philippe de Villiers ne s’est finalement pas pourvu en cassation.

2. Constat général

Notre cas, s’il constitue pour l’instant un hapax, s’inscrit dans un contexte plus large que nous avions déjà largement évoqué voilà presque dix ans avec notre collègue moderniste Aurore Chéry dans notre ouvrage Les Historiens de Garde paru en 2013.

Depuis le début de présidence de Nicolas Sarkozy en 2007, les disciplines scientifiques ayant trait au passé (histoire, mais aussi archéologie, histoire de l’art et littérature) sont en proie à une attaque sans précédent, constat que faisait déjà le CVUH lors de la publication du livre Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire (2008) co-dirigé par Laurence De Cock, Fanny Madeline, Nicolas Offenstadt et Sophie Wahnich. Cette attaque à notre avis prend deux formes :

La première est l’usage du passé à des fins politiques et mémorielles. Si celui-ci n’est pas l’apanage d’un groupe et que tous les courants idéologiques abusent de l’histoire, il est clair que l’extrême droite est de loin la plus active sur ce créneau afin de promouvoir une vision essentialiste et excluante de la nation en s’appuyant notamment sur une vision fantasmée du Moyen Âge[2]. Nous assistons ici, ni plus ni moins, à un retour sur le devant de la scène des poncifs de « l’École capétienne » proche de l’Action française animés au début du XXe siècle par des figures comme Charles Maurras et Jacques Bainville[3], deux auteurs dont se réclame aujourd’hui ouvertement Éric Zemmour, candidat à l’élection présidentielle de 2022. Comme eux, celui-ci prend l’histoire universitaire et scolaire pour cible, évoquant dans l’introduction de son ouvrage Destin français (2018) « la grande machinerie universitaire historiographique [qui] euthanasie la France », accusant ainsi notre métier d’être le meurtrier d’une nation dont il prétend incarner la pureté. Une idée hélas largement reprise aux plus hautes sphères du pouvoir où l’on a affirmé l’existence d’une tendance « islamo-gauchiste » au sein de l’université, terme par ailleurs tiré de la rhétorique complotiste d’extrême-droite.

Comme les propagandistes de l’Action française, le discours d’Éric Zemmour s’inscrit aussi dans une économie privatisée. En proposant à un public angoissé par un futur synonyme de bouleversements écologiques et sociaux profonds, des images d’Épinal d’une France glorieuse, nombre d’entrepreneurs du mythe national réalisent de juteuses affaires et construisent de véritables empires commerciaux s’appuyant sur une vision erronée, mais rassurante, du passé. Les tenants de la logique libérale, même s’ils ne partagent pas toujours le fond de leur discours, ont souvent tendance à favoriser ce type d’entreprises qui génère de la croissance et du profit au détriment d’un service public de l’histoire, scolaire, muséal et universitaire, qui lui, se conçoit comme une forme d’accès à moindre coût des citoyen.ne.s au savoir sur une base égalitaire financée par les impôts.

Voilà entre autres pourquoi depuis une vingtaine d’années l’Éducation nationale, la Culture et l’Université font les frais de coupes massives de budget et d’une précarisation accrue de leurs personnels[4]. Nous connaissons hélas bien l’équation. Trop occupé.e à chercher un poste puis à se plonger dans les affres du publish or perish, quel.le (post-)doctorant.e ou maitre.sse de conférence osera se lancer dans un combat public contre tel ou tel entrepreneur identitaire ? Le ferait-il qu’il risquerait d’être confronté à de rudes agressions. Si des attentats, comme celui dont a été victime Samuel Patty de la part d’un djihadiste, ne semblent pas pour l’instant être au programme de l’extrême droite en France, il n’en demeure pas moins que l’objectif est peu à peu de nous empêcher de prendre la parole dans le débat public. Cela passe par des méthodes qui ont déjà été employées avec succès dans d’autres pays européens où l’extrême-droite triomphe, comme la Pologne[5].

Tout d’abord, le harcèlement sur les réseaux sociaux, souvent suivis de menaces physiques. En mars 2021, les noms de six cents universitaires ont ainsi été diffusés sur internet en les désignant comme des « gauchistes complices de l’islam radical qui pourrissent l’université et la France »[6]. Quelques mois plus tard, c’est au tour de Justine Breton, une collègue médiéviste de l’université de Reims, de recevoir des messages haineux suite à un article traitant du film Kaamelott paru sur le site Kombini[7].

Cela peut aussi prendre la forme d’un procès en diffamation, souvent synonyme de procédures longues et épuisantes où même la victoire garde un goût amer. Car celles et ceux qui passent par ce type d’épreuves savent qu’ils se risquent désormais sur un terrain miné et hésitent par la suite à porter un regard critique sur les propos des personnes (morales ou physiques) qui les ont attaqués. En d’autres termes, les voilà empêché.e.s de faire acte de vulgarisation.

Ces méthodes ont pour objectif de réduire l’université et la recherche au silence pour laisser place, dans l’espace public, aux seuls entrepreneurs identitaires. Comme l’expliquait déjà le 27 décembre 2012 sur le site du Front national Karim Ouchikh, jadis proche de Marine le Pen et aujourd’hui soutien d’Éric Zemmour :

La France a besoin de ressouder nos compatriotes, si désemparés par ces temps de crise, autour d’un roman national fédérateur, d’une histoire qui tourne le dos aux innombrables accès de repentance qui contaminent tant les discours officiels actuels, d’un récit passionné dont le contenu éminent ne se confondrait pas avec les disciplines historiques scientifiques qui doivent être sanctuarisées[8].

Sanctuarisée, donc placardisée. Le programme est annoncé. Nul ne nous empêchera de nous réunir dans des journées d’étude entre spécialistes. Mais aurions-nous la prétention scientifique et civique de diffuser un savoir libéré des emprises du roman national qu’il est certain que, désormais, nous courrons des risques sérieux.

3. Esquisses de solution

Comment s’en prémunir ? Il existe tout d’abord des solutions que nous appellerons défensives. Durant la procédure dont nous avons fait l’objet, nous avons jugé qu’il était préférable de ne pas prendre la parole publiquement à ce sujet afin de ne pas risquer de créer une polémique qui nous aurait desservis au tribunal. Néanmoins, cette décision, saine juridiquement, nous a amenés à nous auto-censurer scientifiquement. En d’autres termes, nous étions prisonniers d’une logique que nous me maîtrisions plus, sur laquelle nos compétences professionnelles n’avaient plus prise, où la seule question qui nous préoccupait était d’éviter une condamnation lourde de conséquences financières. La hauteur des dommages et intérêts demandés (50 000 euros) et les frais d’avocats engagés pour la première instance et l’appel ont fait en effet peser sur nous et sur nos proches un poids psychologique important, état démultiplié par le silence que nous étions obligés de maintenir.

Pour que ce type de situation ne se reproduise pas, il faut une prise de conscience collective non seulement du danger bien réel que font peser sur notre métier les tenants du roman national identitaire, mais aussi des difficultés humaines et financières qu’entraînent ce genre de procédure ou le harcèlement en ligne. Pour y faire face, car, hélas, à notre avis, il est possible que cela se reproduise, il faut assurer chaque collègue d’un soutien humain constant. Prendre des nouvelles régulièrement, faire front avec eux, oublier en somme l’état de compétition quasi-permanent dans laquelle ont plongé l’université les diverses politiques ultra-libérales appliquées depuis une vingtaine d’années, pour retrouver un sens de la solidarité et une fierté collective des missions civiques et scientifiques de notre métier.

Cette solidarité doit aussi s’exprimer de manière pécuniaire. Il faut désormais outiller notre métier avec un structure collective – nous insistons sur cette dernière caractéristique – qui permettra de soutenir des collègues attaqué.e.s en justice ou qui, victimes de harcèlement, engagerons des procédures contre leurs agresseurs. Collective et allant au-devant des besoins de celles et ceux qui font face à de telles situations, car aller quémander des appuis peut s’avérer être une démarche humiliante pour celles et ceux qui sont déjà aux prises avec une agression morale, judiciaire ou physique. Collective, car les soutiens individuels, proposés par tel ou tel collègue bien en vue dans le champ universitaire, peuvent parfois – même avec les meilleures intentions – renforcer les hiérarchies qui appesantissent l’Éducation nationale et l’enseignement supérieur en rendant les personnes attaquées débitrices de celles et ceux qui les ont appuyés[9].

Parce qu’elle représente les médiévistes, il nous semble que la SHMESP est bien placée pour porter cette idée, en se mettant en lien avec d’autres sociétés savantes académiques (SopHAU pour l’histoire ancienne, AHMUF pour l’histoire moderne, AHCESR pour l’histoire contemporaine), mais aussi l’APHG et d’autres structures comme le CVUH. Pour être utile, ce projet doit non seulement faire fi de toutes les barrières académiques, de tous les découpages chronologiques, de toutes les tendances partisanes démocratiques, de toutes les polémiques en nous rappelant qu’au-delà de nos différences les historien.nes partagent un langage et un engagement scientifique commun. Dans cet objectif, il convient aussi d’associer à cet effort nos collègues de l’archéologie, de l’histoire de l’art, de la littérature, de l’archivistique, des sciences politiques, des sciences de l’éducation, de la géographie, de la sociologie et des autres sciences humaines. Nous devons également nous mettre en relation avec nos collègues qui, au-delà de nos frontières, subissent eux aussi, ou risque de subir, les attaques de l’extrême droite, afin de leur proposer des soutiens mutuels.

Ces mesures défensives demeureront limitées si nous restons confinés dans un entre-soi universitaire. Nous devons continuer de diffuser auprès du grand public les résultats de nos recherches et, ce faisant, montrer qu’une science publique est utile à la société. De nombreux collègues s’emploient à cela dans diverses formes. Il y a eu d’abord et continue d’y avoir des réponses directes et nécessaires au tenant du récit identitaire permettant de déconstruire leurs discours, comme Le Venin dans la plume (2019) que Gérard Noiriel consacre à Éric Zemmour, ou plus récemment La Croisade de Robert Ménard (2021) de Richard Vassakos. Puis ont suivi les grandes aventures éditoriales comme L’Histoire mondiale de la France (2017) dirigée par Patrick Boucheron ou la Nouvelle histoire du Moyen âge (2021) dirigée par Florian Mazel. En parallèle, on a assisté à des tentatives plus originales, comme celle en bande dessinée de la collection l’Histoire dessinée de la France dirigée par Sylvain Venayre lancée en 2017 et à laquelle ont participé de nombreux collègues médiévistes (Bruno Dumézil, Sylvie Joye, Florian Mazel, Fanny Madeline, Etienne Anheim et Valérie Theis), projet d’autant plus intéressant qu’il met sur un pied d’égalité l’historien.ne et l’auteur.e de BD, montrant que la vulgarisation n’est pas qu’une affaire de chercheur ou de chercheuse. S’ajoutent aussi les interventions publiques de plus en plus nombreuses, comme les Nocturnes de l’Histoire proposées par la SHMESP, la SopHAU, l’AHMUF et l’AHCESR, ou des expositions comme celle dédiée en 2019 par la BNF à Tolkien et la fantasy qui, sous la direction notamment de Vincent Ferré et d’Anne Besson, ont permis de nombreuses interventions pluridisciplinaires sur le thème du médiévalisme[10].

Ont également été développées de multiples expériences avec de nouveaux médias s’appuyant sur une forte présence sur les réseaux sociaux, pratiques qui ont l’avantage de toucher des publics populaires et jeunes peu habitués à la lecture d’ouvrages complexes, épais et chers. Citons pêle-mêle sans pouvoir être exhaustif le site du collectif Actuel Moyen âge, fondé notamment par Florian Besson et Catherine Rideau-Kikuchi, mais aussi les podcasts Passion Médiévistes de Fanny Cohen Moreau, Paroles d’Histoire d’André Loez ou Histoire en série de Nicolas Charles et Yohann Chanoir. De notre côté, nous avons décidé comme bien d’autres collègues d’écrire des scripts pour le vidéaste multi-plateforme Benjamin Brillaud de la chaîne Nota Bene présent sur YouTube, Facebook, Twitter, Twitch, Instagram, Tik-Tok et Spotify, avec souvent des vidéos vues plus d’un million de fois.

Néanmoins, toutes ces initiatives de plus en plus nombreuses, et c’est heureux, et qu’il faut continuer de multiplier, restent des réponses conjoncturelles et dispersées à un problème structurel qui exige une riposte collective. Tou.te.s ici présent.e.s savons à quel point les politiques ultra-libérales ont affaibli la recherche publique, notamment en sciences humaines, mettant à mal notre capacité à participer à un effort de vulgarisation. C’est aussi parce que l’école et l’université sont sabordées depuis une vingtaine avec des prétendues réformes comme la LRU et la LPR que prospèrent aujourd’hui les entrepreneurs en mémoire identitaires. Il faut donc non seulement réaffirmer, comme la SHMESP l’a fait régulièrement, notre opposition à la LPR, mais aussi demander la titularisation massive des précaires de l’enseignement supérieur et un soutien budgétaire important de la recherche en histoire afin par exemple d’organiser des cours du soir accessible aux salarié.e.s en dehors de leurs horaires de travail.

Enfin, à l’image de ce que font déjà à leur niveau l’INRAP et le CNRS, mais également la BNF via certains sites interactifs comme Retronews, il faut exiger la création et le financement d’un véritable service public de la vulgarisation de l’histoire permettant de produire des contenus audiovisuels de qualité accessible à tou.te.s. Une structure indépendante du pouvoir qui, pour réussir, devra réunir non seulement des chercheu.se.r.s, mais aussi, sur un pied d’égalité, des praticien.ne.s des médias et des réseaux sociaux.

Ces propositions ne sont sans doute pas les seules à pouvoir sortir notre métier de l’ornière dans laquelle il est. Elles méritent toutefois d’être largement débattues, testées puis, si elles conviennent, mises en place pour qu’à l’avenir nous n’ayons pas à écrire des mots similaires à ceux de Marc Bloch dans son Apologie pour le métier d’historien qui, en pleine tempête, regrettait que « L’ésotérisme rébarbatif où les meilleurs parfois d’entre nous persistent à s’enfermer […] conspire à livrer, sans défense, la masse des lecteurs aux faux brillants d’une histoire prétendue, dont l’absence de sérieux, le pittoresque de pacotille, les partis pris politiques pensent se racheter par une immodeste assurance : Maurras, Bainville ou Plekhanov affirment, là où Fustel de Coulanges ou Pirenne auraient douté[11] ».

William Blanc et Christophe Naudin, historiens médiévistes

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[1] Nous reprenons ici le texte que nous avons publié sur Mediapart : « Deux historiens relaxés face à Philippe de Villiers », Mediapart, 12 avril 2021. Disponible à l’adresse suivante : https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/120421/deux-historiens-relaxes-face-philippe-de-villiers consulté le 19 novembre 2021.

[2] À ce titre, il est frappant de constater que durant la semaine précédant notre intervention, Julien Rochedy, ancien directeur national du Front national de la jeunesse et désormais entrepreneur en idéologie identitaire, a publié le 7 novembre 2021 sur sa chaîne YouTube un long monologue intitulé « La chevalerie : histoire et idéale ». Il a été vu, au moment où nous écrivons ces lignes, plus de 300 000 fois.

[3] Renvoyons à ce sujet à William Blanc, « Spectres de Charles Maurras. Comment le néomaurrassisme fabrique le “roman national” contemporain », Revue du Crieur, n°6, 2017, p. 144-159. Disponible à l’adresse suivante : https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2017-1-page-144.htm consulté le 12 novembre 2021.

[4] Pour un premier constat, voir Collectif P.é.c.r.e.s., Recherche précarisée, recherche atomisée. Production et transmission des savoirs à l’heure de la précarisation, Paris, Raisons d’Agir, 2011 et de notre collègue contemporanéiste Christophe Granger, La destruction de l’université française, Paris, La Fabrique, 2015. Voir également, pour une synthèse récente Claude Gautier, Michelle Zancarini-Fournel, De la défense des savoirs critiques. Quand le pouvoir s’en prend à l’autonomie de la recherche, Paris, La Découverte, 2022.

[5] Voir à ce sujet Judith Lyon-Caen, « Les historiens face au révisionnisme polonais », La Vie des idées, 5 avril 2019, consulté le 12 novembre 2021, disponible à l’adresse suivante : https://laviedesidees.fr/Les-historiens-face-au-revisionnisme-polonais.html.

[6] Sylvain Duchampt, « “Islamo-gauchisme” : 600 noms de chercheurs, dont une vingtaine de Toulouse, livrés à la vindicte sur internet », France 3 Occitanie, 8 mars 2021, consulté le 12 novembre 2021, disponible à l’adresse suivante : https://france3-regions.francetvinfo.fr/occitanie/haute-garonne/toulouse/islamo-gauchisme-600-noms-de-chercheurs-dont-une-vingtaine-de-toulouse-livres-a-la-vindicte-sur-internet-1988527.html.

[7] Pour un résumé, voir « Kaamelott, trop blanc, trop masculin ? », Arrêt sur images, 26 septembre 2021, consulté le 12 novembre 2021, disponible à l’adresse suivante : https://www.arretsurimages.net/emissions/post-pop/kaamelott-trop-blanc-trop-masculin.

[8] Karim Ouchikh, « L’histoire de France, pré carré des affrontements politiciens de lʼUMPS », Frontnational.com, 27 décembre 2012, consulté le 1er novembre 2013. Le site du Front national n’est plus en ligne. Nous tenons toutefois à la disposition de celles et ceux qui le voudraient une copie PDF de cet article.

[9] Précisons que, dans notre cas, nous avons, fort heureusement pu bénéficier du soutien discret mais constant et efficace de collègues que nous remercions chaleureusement ici. Citons notamment, mais pas seulement : Jacques Berlioz, Julien Demade, Antoine Destemberg, Pierre-Olivier Dittmar, Thierry Dutour, Claude Gauvard, Jean-Philippe Genet, Aude Mairey, Jean-Clément Martin, Pierre Monnet, Joseph Morsel, Annliese Nef, Nicolas Offenstadt, Jean-Claude Schmitt, Darwin Smith.

[10] Voir par exemple le site interactif consacré à la fantasy sur le site de la BNF : https://fantasy.bnf.fr/fr/.

[11] Marc Bloch, Apologie pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1949, p. 40.