50 ans d’histoire médiévale en France

Journée d’étude à l’occasion des 50 ans de la  Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public

Vendredi 15 novembre 2019 – Colegio de España, Cité Universitaire Internationale, 7E, boulevard Jourdan, 75014 Paris

Dominique Valérian, président de la SHMESP, Ouverture de la journée

Chères et chers collègues, chères et chers ami(e)s,

Je vous remercie d’être venus nombreux pour assister à cette journée des 50 ans de la SHMESP et je me contenterai de quelques mots rapides en guise d’ouverture de cette journée, importante pour notre Société des médiévistes.

Les historiens, on le sait, aiment les anniversaires et les commémorations. Mais – et c’est ce qui fait aussi un de leurs charmes – il n’aiment rien tant aussi que de les critiquer et de les dénigrer.

Parfois ils le font pour des raisons idéologiques ou morales – pourquoi donc devrait-on célébrer 1095 et le début des croisades, qu’il est toujours facile de condamner à près d’un millénaire de distance au nom de la défense des peuples opprimés ? J’espère cependant que personne ne considère que la naissance de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public en 1969 représente un événement funeste – du moins personne dans cette salle.

Parfois ils contestent le gaspillage d’argent que représentent ces manifestations, dont l’apport scientifique n’est, il est vrai, pas toujours évident, dans un contexte de pénurie budgétaire pour la recherche. J’espère seulement que notre assemblée générale demain ne viendra pas contester le coût exorbitant du somptueux déjeuner à la cafétéria du Colegio de España ou du buffet espagnol qui clôturera cette journée. Et j’en profite ici pour remercier très chaleureusement le Collège d’Espagne, son directeur et la responsable des activités culturelles Stéphanie Migniot, qui nous accueillent aujourd’hui avec le sens de l’hospitalité qui est le leur depuis longtemps, quand les services du planning des universités parisiennes nous ont fermé leurs portes avec le manque de souplesse qui est désormais leur marque de fabrique.

Les historiens s’élèvent également contre la confusion entre histoire et mémoire entretenue par ces commémorations, et les dérives identitaires qu’elles peuvent entraîner, quand elles ne sont pas à l’origine même de ces célébrations. Après tout, que signifie en effet de s’affirmer médiéviste aujourd’hui, à l’heure où la promotion, jusque dans les programmes scolaires, d’approches trans-périodiques permet de faire subtilement disparaître les périodes prémodernes et notamment le Moyen Âge du contenu des enseignements d’histoire ? Que signifie même être historien, quand il faudrait au contraire privilégier la transdisciplinarité, à juste titre mais au risque parfois d’en oublier les méthodes qui fondent la discipline historique ? Et que peuvent bien représenter enfin les médiévistes français dans une recherche mondialisée, et quand des classements internationaux à la méthodologie douteuse viennent tous les ans nous rappeler à quel point les chercheurs français sont à la traîne ?

Par ailleurs, à quoi bon peuvent bien servir des associations comme la SHMESP, à l’heure où la politique et l’idéologie dominante privilégient la compétition à tous les niveaux, entre universités, équipes de recherche ou individus, à l’heure aussi où les corps intermédiaires sont marginalisés au profit d’un dialogue direct, et très inégal, entre le pouvoir et les citoyens à travers des grands débats ou des conventions citoyennes tirées au sort ? Enfin, les chercheurs professionnels et les spécialistes d’une discipline ont-ils encore leur place à l’époque du citoyen-expert et de la science participative ?

Tout cela pourrait paraître à certains très ringard, très « Ancien monde » comme on dit de nos jours quand on veut frapper de la marque infâmante de l’archaïsme toute critique sur les évolutions à marche forcées qui nous sont imposées.

En bons historiens, enfin, ils questionnent aussi la validité des dates anniversaire comme pertinentes pour la construction de périodisations. À ce titre, au moins, il n’y a pas de doute : 1969 est bien la date de la création officielle de la SHMESP, comme l’attestent le dépôt des statuts en préfecture le 14 octobre, puis le récépissé de déclaration d’association n° 69/1669 du 19 novembre 1969, avec un siège situé au Centre Universitaire International, 173 Boulevard Saint-Germain. C’est d’ailleurs là un des rares documents d’archives que nous avons conservés de cette époque, contenu dans le « livre noir » qui passe d’un secrétaire général à l’autre depuis cette date et dans lequel sont enregistrés les bureaux successifs. Nous devons ici reconnaître que si nous sommes de bons historiens – du moins nous pouvons l’espérer -, nous sommes de bien piètres archivistes, car peu de documents permettant de faire l’histoire de la SHMESP ont été conservés. Le 8 novembre 1969 un premier bureau est donc élu, avec comme président Edouard Perroy et vice-présidents Jacques Heers et Bernard Bligny, comme secrétaires Robert Delort et Emmanuel Poulle, et comme trésorière Simone Roux (c’était la seule femme).

Mais on pourrait remonter un peu plus loin dans le temps, avec une lettre du 8 novembre 1967, miraculeusement rescapée (on la trouve sur notre site), et envoyée par Michel de Boüard, Edouard Perroy, Jean Schneider et Philippe Wolff. Celle-ci pose les bases des premiers statuts, et commence ainsi :

« Pour répondre au vœu maintes fois exprimé par de nombreux collègues, les représentants de notre discipline au Comité Consultatif des Universités [l’ancêtre du CNU] estiment devoir vous proposer la fondation d’une Société des Médiévistes de l’Enseignement Supérieur. »

Et si l’on en croit cette lettre, les discussions en vue de la création d’une association de médiévistes remontaient encore plus loin. Il est vrai que les médiévistes sont les derniers à s’être regroupés en association, après les contemporanéistes de l’AHCESR en 1965, les antiquisants de la SoPHAU en 1966 et les modernistes de l’AHMUF en 1967. L’université française, comme la recherche en histoire, connaissaient alors des bouleversements profonds qu’il convenait d’accompagner afin, comme le proposent les premiers statuts, d’« établir des contacts réguliers entre médiévistes en vue de faciliter leur tâche d’enseignants et de chercheurs », mais aussi de « travailler au développement des études médiévales dans les universités françaises et les autres établissements d’enseignement supérieur ».

Cette double ambition, scientifique et professionnelle, a animé les bureaux successifs et leurs présidents : Edouard Perroy (1969-71), Bernard Guillemain (1971-85), Michel Balard (1985-95), Claude Gauvard (19952001), Régine Le Jan (2001-2010) et Véronique Gazeau (2010-2016). Et je mesure pleinement, à l’issue de ce mandat qui s’achève, ce que cette fonction exige de travail et d’énergie, le dévouement aussi qu’il faut demander aux membres du bureau, et la difficulté qu’il y a à faire vivre une association telle que la nôtre, traversée parfois par des tensions et des rivalités, et à défendre les études médiévales et leur place dans l’enseignement et la recherche, mais aussi dans la société. Mais la SHMESP est aussi le résultat de l’engagement de ses membres : il est certes inégal, et c’est bien normal, mais j’avais compté, pour la seule première année de ce mandat, que plus de 100 collègues s’étaient concrètement investis, à des titres divers, dans nos activités. Rapporté à nos 400 à 500 adhérents à jour de leur cotisation ce n’est pas rien et montre que, contrairement à ce que certains ont pu affirmer, notre association est bien vivante et qu’elle représente bien les médiévistes français dans toute leur diversité : historiens et (un peu moins) archéologues et historiens d’art, couvrant tous les champs de l’histoire médiévale dans les universités et l’enseignement secondaire, dans les autres structures d’enseignement supérieur et de recherche, mais aussi dans les archives, bibliothèques ou services du patrimoine, en Île de France comme en région, et toutes générations confondues, des doctorants jusqu’aux retraités. Il n’est qu’à feuilleter notre annuaire pour se rendre compte de cette diversité, qui fait toute notre richesse et notre force.

Cette journée entend revenir sur ces 50 ans de la Société des médiévistes, mais aussi de la médiévistique en France, non seulement pour porter un regard, à la fois bienveillant et critique, sur ce passé et en faire un bilan, mais aussi pour tracer des perspectives pour l’avenir. Vous l’aurez compris dans ce que je disais en creux précédemment, je suis convaincu, comme vous tous je suppose, de l’absolue nécessité d’une association comme la nôtre, du travail des chercheurs et de l’engagement pédagogique des enseignants, dans le supérieur comme dans l’enseignement scolaire, mais aussi de leur place dans la société, quand bien même celle-ci n’est pas reconnue à sa juste mesure. En ce sens la Société des médiévistes, avec bien sûr des réussites et des échecs parfois, a pleinement joué le rôle que ses fondateurs lui assignaient : celui de renforcer les liens entre spécialistes du Moyen Âge, en France et à l’étranger, et celui de promouvoir la diffusion de ce savoir historique, notamment par l’enseignement.

Les congrès, dont nous parlera Didier Panfili, responsable des publications pour encore quelques heures, constituent à cet égard chaque printemps un rendez-vous important, dont témoignent les actes, publiés avec une régularité de montre suisse. Leur mise en ligne permet désormais leur accès à tous, et ils constituent autant de jalons historiographiques qui montrent l’évolution et l’élargissement de nos questionnements et de nos pratiques historiennes. Ils sont aussi des moments de convivialité importants, dont rendra compte j’espère bientôt la mise en ligne sur notre site de quelques souvenirs photographiques. Ils n’ont certes rien à voir avec les grand’ messes – ou les grandes foires – réunissant plusieurs milliers de congressistes à Leeds ou Kalamazoo, mais ils correspondent aussi à notre culture des rencontres scientifiques, et peut-être laisseront-ils plus de traces – et j’aimerais d’ailleurs bien savoir qui ici se souvient du 10e congrès de Leeds.

Dans une certaine mesure, ils sont le reflet de l’évolution de études médiévales en France, dont Jean-Claude Schmitt va nous dresser un panorama, et je le remercie tout particulièrement d’avoir accepté ce défi un peu fou de résumer en un peu plus d’une heure cinquante ans de recherches foisonnantes.

Ce format modeste de nos congrès ne nous a pas pour autant empêché de nous ouvrir à d’autres horizons, vers les mondes extra-européens et vers la recherche qui se faisait hors de nos frontières : des collègues étranger y sont fréquemment intervenus, et à partir de 1996 et le congrès de Rome, après avoir surmonté quelques résistances il est vrai, les congrès ont été régulièrement organisés hors de nos frontières –rappelons simplement que l’an dernier nous étions à Francfort, que cette année nous devrions faire une petite échappée depuis Perpignan en au-delà des Pyrénées, et qu’en 2021, pour la première fois, le congrès sera co-organisé à Bruxelles avec une association sœur, le réseau des médiévistes belges de langue française, avant de revenir à Rome en 2022. C’est dire que les médiévistes français sont profondément intégrés dans la recherche mondiale, et peut-être est-on autorisé à penser, avec un brin de chauvinisme, qu’ils y ont joué un certain rôle. Nous verrons sur ce point ce qui ressortira de la table ronde de cet après-midi sur La médiévistique française vue d’ailleurs, animée par Annick Peters-Custot, et je tiens ici à remercier les collègues qui ont accepté d’y participer et d’apporter ce regard extérieur : Amelia de Andrade, Susan Boynton, Hugh Kennedy, Giuliano Milani et Vanina Kopp.

Ces recherches, parfois pointues, que nous menons n’ont cependant de sens que si elles ne restent pas cantonnée à l’intérieur du cercle somme toute étroit des spécialistes. Que l’on soit chercheur ou enseignant-chercheur, cette mission de diffusion du savoir nous tient à cœur, et elle est peut-être aujourd’hui plus que jamais nécessaire, même si nous avons eu trop longtemps tendance à négliger le grand public pourtant avide d’histoire. Nous parlerons demain à l’assemblée générale de l’initiative des Nocturnes de l’Histoire lancée par les associations d’historiens du supérieur, qui a suscité dès sa première année de très nombreuses propositions qui soulignent combien elle répond à une attente forte de la communauté des historiens. Aujourd’hui nous nous limiterons, faute de temps en grande partie, à aborder la question de la place de l’histoire médiévale dans l’enseignement scolaire, que présentera Franck Collard, président de l’Association des professeurs d’histoire et géographie. Ce ne sera peut-être pas la partie de cette journée qui portera le plus à l’optimisme, mais c’est là un terrain essentiel où se joue en partie l’avenir – et même la survie – de l’histoire médiévale dans les universités et la recherche.

Cette journée se veut, je le disais, l’occasion de réfléchir sur ce que nous avons construit au cours de ce demi-siècle, mais aussi sur ce que peut être aujourd’hui une association comme la nôtre, dans le contexte difficile que nous connaissons, en particulier pour les jeunes chercheurs. En 1969, lors de sa fondation, la SHMESP comptait 70 membres. L’annuaire 2019 en compte 645 (pas tous à jour de leur cotisation il est vrai). Mais ces chiffres ne rendent pas vraiment compte des transformations qu’a connues la société des médiévistes depuis 50 ans, et c’est pourquoi nous avons voulu faire dialoguer les 4 présidents honoraires et 4 jeunes chercheuses récemment recrutées, dans une table-ronde qu’animera Antoine Destemberg. Je mesure combien l’exercice peut paraître intimidant pour elles, et je remercie Roxane Chilà, Catherine Kikuchi, Fanny Madeline et Lucie Malbos d’avoir accepté de s’y prêter. Et c’est aussi pour moi l’occasion d’exprimer, au nom de l’ensemble des médiévistes, toute notre reconnaissance pour l’action menées au cours de ces 50 ans par Michel Balard, Claude Gauvard, Régine Le Jan et Véronique Gazeau, mais aussi ceux qui les ont précédés et ne sont plus parmi nous aujourd’hui, Edouard Perroy et Bernard Guillemain.

J’évoquais en commençant les anniversaires, et je terminerai par un autre anniversaire, celui des 20 ans cette fois, qui avait donné lieu à un congrès, exceptionnellement tenu à Paris en 1989. C’est aussi pour moi un souvenir personnel, celui de mon tout premier contact avec la SHMESP alors que, étudiant de licence, j’avais poussé les portes de l’amphithéâtre Richelieu et m’étais retrouvé, un peu intimidé, au milieu de la fine fleur des médiévistes français à écouter des débats – parfois vifs car c’est souvent ainsi entre nous – dont j’avoue ne pas avoir vraiment compris à l’époque tous les enjeux.

Voici ce qu’écrivait Georges Duby dans la préface des actes du congrès :

Quand, en 1969, sous l’impulsion d’Edouard Perroy, nous avons fondé la Société des Historiens médiévistes, c’était, si je puis dire, le bon temps. L’argent coulait ; on entrait au CNRS comme dans un moulin ; quantité de postes se trouvaient vaquants dans l’université […] les citadelles les mieux défendues désormais conquises, l’esprit des Annales triomphait partout […] et l’école historique française, sûre d’elle-même, affirmait de toutes parts sont excellence, sous les ricanements dépités des Anglo-Saxons et de quelques Allemands. Depuis lors, l’horizon s’est assombri et les conditions de travail fortement détériorées, […], les crédits ne cessant de s’amenuiser, les portes de se fermer, les charges d’enseignement de s’alourdir, tandis qu’on s’accoutumait peu à peu à ne plus juger scandaleux de voir des normaliens rejoindre les PEGC au CES de Fouilly-les-Oies.

C’était en 1989, il y a 30 ans… Et pourtant, les médiévistes ont continué, souvent avec passion et enthousiasme, à faire avancer la recherche et à former des étudiants, toujours plus nombreux et cela, j’en suis persuadé, nous pouvons le célébrer aujourd’hui.

 

Générations médiévistes : la SHMESP par ceux qui la font

Table-ronde animée par Antoine Destemberg (secrétaire général de la SHMESP), avec Michel Balard (président de la SHMESP entre 1985 et 1995), Roxane Chilà (Université de Bordeaux – Ausonius), Claude Gauvard (présidente de la SHMESP entre 1995 et 2001), Véronique Gazeau (présidente de la SHMESP entre 2010 et 2016), Catherine Kikuchi (Université Versailles St Quentin – DYPAC), Régine Le Jan (présidente de la SHMESP entre 2001 et 2010), Fanny Madeline (Université Paris 1 – LAMOP), Lucie Malbos (Université de Poitiers – CESCM).

 

Générations médiévistes

par La SHMESP par ceux qui la font

La médiévistique française vue d’ailleurs

Table-ronde animée par Annick Peters-Custot (Vice-présidente de la SHMESP), avec Amelia de Andrade (Universidade Nova de Lisboa – Instituto de Estudos Medievais), Susan Boynton, (Columbia University), Hugh Kennedy (London University, SOAS), Giuliano Milani (Université Paris Est-Marne-la-Vallée – ACP), Vanina Kopp (Institut Historique Allemand – Deutsches Historisches Institut Paris).

La médiévistique française vue d'ailleurs

par Shmesp