XLIIIe congrès de la Shmesp –
Tours, 31 mai-3 juin 2012

Mesure et Histoire médiévale

Argumentaire

Dans La mesure de la réalité : la quantification dans la société occidentale (1250-1600), Alfred Crosby entend expliquer la domination du monde par l’Europe occidentale[1]. La capacité des Européens à quantifier le réel dans tous ses aspects aurait permis l’essor d’une société technologique, commerciale et capitaliste, rendant possible une emprise rationnelle sur le monde. Cette rupture, d’ordre culturel et « civilisationnel », se caractériserait par le passage d’un monde où l’on ne sait pas mesurer et où la perception de la réalité est qualitative à un moment (entre 1275 et 1350) où les Européens naissent à la réalité mesurable et à la quantification.

À cette thèse souvent simplificatrice s’opposent des travaux, récents comme plus anciens, montrant que la science de la mesure existe bien avant la fin du XIIIe siècle (tout comme, bien après la prétendue rupture, une perception qualitative de la réalité), dans des domaines de savoirs très diversifiés. Des ouvrages, des colloques – comme celui organisé par Micrologus en 2008 –, des journées d’études, témoignent du renouveau d’un intérêt croissant des médiévistes pour la mesure.

L’équipe des médiévistes de Tours invite, à l’occasion d’un prochain congrès de la SHMESP, à réfléchir sur ces questions en s’interrogeant tant sur les pratiques et les savoirs médiévaux dans le domaine de la mesure que sur la place et les méthodes du quantitatif en histoire médiévale aujourd’hui.

La réflexion a vocation à couvrir un large horizon : économie, démographie, archéologie, numismatique, onomastique, lexicologie, iconographie, archivistique, codicologie, etc. Elle pourra se déployer dans trois directions complémentaires (mais qui peuvent très bien se recouper) : celle de la conscience et de la pratique de la mesure dans les sociétés médiévales (1) ; celle de la production de la mesure par les historiens à partir des sources médiévales (2) ; celle, enfin, de la réflexion historiographique et épistémologique sur les usages que les médiévistes font de la mesure (3).

1. Comment, avec quoi, pourquoi et que mesuraient les hommes du Moyen Âge ?

Le premier axe s’attachera à l’étude de la conscience de la mesure et des modalités de sa mise en œuvre au Moyen Âge dans tous les domaines des savoirs, des techniques et des pratiques : arithmétique, géométrie, musique, astronomie, littérature, prosodie, grammaire, médecine, géographie, philosophie naturelle, théologie, liturgie, mais également comput, âges de la vie, chronographie, arpentage, comptabilité, fiscalité, change, pharmacopée, alimentation, géographie, procédés artisanaux ou « industriels »… On prendra donc non seulement en considération la réflexion théorique (les manières de compter), mais également les usages techniques et pratiques (procédés d’appréciation et d’étalonnage, échelles, marges de tolérance ou d’erreurs, emploi des gabarits, usages de la mesure par les architectes, etc.), en ouvrant la réflexion à des implications plus larges, par exemple dans le champ politique (la géographie des mesures dessine aussi une aire d’influence royale, princière, seigneuriale, communale…) ou culturel (identité, rayonnement ou particularisme, acculturation, adaptations…). On pourra aussi s’interroger sur la transformation des mesures au cours du Moyen Âge. Le champ géographique embrassera l’Occident latin, l’Orient et les mondes islamiques selon une ouverture chronologique large (de l’Antiquité tardive au XVIe siècle).

2. Comment mesurons-nous ?

Le second axe envisagera la production directe de la mesure à partir des sources médiévales, en parallèle avec les modes d’estimations et de comptage dérivés et proposés par les médiévistes, leur confrontation avec les outils de quantification actuels et leurs résultats. L’approche quantitative des sources n’est pas totalement étrangère aux méthodes historiques traditionnelles. D’abord à partir des données chiffrées directement transmises : quelle valeur leur accorder, comment les comprendre et les interpréter (celle de la démographie, des effectifs militaires, entre autres, sur lesquels sont revenues quelques études récentes …) ? Ensuite à travers l’étude des sources qui s’y prêtent visiblement le mieux (états de feux, dénombrements, inventaires, etc.) ou dont la répétition sérielle a fait l’objet d’investigations pionnières (testaments, lettres de rémission, chrono-typologie en céramologie ou archéologie funéraire, par exemple). Il n’est pas inutile de connaître les modalités de constitution d’une source et la pensée sur la mesure qui a présidé à sa réalisation pour guider l’historien « quantitativiste » dans la construction de l’outil adapté à l’analyse. L’apparition de l’informatique dans le champ de l’histoire et les possibilités nouvelles qui en ont résulté pour le stockage et le traitement de l’information seront prises en compte. Le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication aidant, se multiplient les bases de données en ligne qui autorisent l’accès à de nombreuses informations dont le traitement, même sophistiqué, est désormais possible grâce à la disponibilité toujours plus grande d’outils puissants et performants. L’introduction de la mesure dans de nombreux domaines où les méthodes quantitatives n’avaient pas été envisagées a conduit les historiens médiévistes à examiner des voies jusque-là inexplorées. Parmi les outils produits par l’historien, on pourra aussi s’intéresser à la cartographie conceptuelle et notamment à la cartographie des réseaux sociaux. Comme la manière dont est pensée et utilisée la mesure par les hommes du Moyen Âge est parfois implicite, l’étude des sources par l’historien quantitativiste peut aussi contribuer à restituer la pensée médiévale de la mesure, ce qui rejoint le premier axe de réflexion du congrès.

3. Quelle mesure de la mesure ?

Une réflexion sur la production de la mesure par les historiens implique aussi des questionnements davantage d’ordre historiographique et épistémologique. La mesure du travail des médiévistes sur la mesure constituera donc le troisième et dernier axe proposé. Largement portée en France par l’École dite des Annales, l’histoire quantitative a connu dans les années 1960-1970 des heures glorieuses liées notamment aux succès des questionnements économiques (histoire des prix, analyse des marchés, etc.). Une mesure de ses acquis, de leurs origines et de leur évolution dans le secteur de la médiévistique n’est peut-être pas inutile. Un détour par les défis jetés par les autres sciences sociales, l’anthropologie pour ne pas dire les autres sciences, tout court, non plus. La diffusion dans le domaine des sciences humaines et sociales d’outils développés dans ces autres champs disciplinaires (analyse factorielle, cartographie automatique, lexicométrie, …) et adaptés à des questionnements proprement historiques a contribué au succès de ces entreprises. Mais cette vogue privilégiant une approche souvent socio-économique des sociétés a connu un repli certain depuis les années 1980. Aujourd’hui, l’expression « histoire quantitative » est datée : elle renvoie à un passé épistémologique riche, mais souvent considéré comme dépassé. Cet intérêt relatif pour le quantitatif, toujours d’actualité, peut surprendre à une époque où, comme cela été dit dans le deuxième axe, se multiplient des outils puissants et performants. On s’interrogera donc sur les motifs de cette apparente et paradoxale désaffection, sur les domaines investis ou délaissés et sur les limites qui ont pu sembler atteintes en certains autres. Dans quelle mesure et à quelles conditions, ce qui paraît ressortir du qualitatif est-il quantifiable, et inversement, à quelles plus justes qualifications le quantitatif ouvre-t-il ? C’est donc aussi prendre la mesure des chantiers à venir.

———————

[1] Cambridge, 1997 et trad. française, Paris, 2003. Pour une critique du livre, voir l’article de son traducteur français, J.-M. Mandosio « La mesure de la réalité, ou la grande transformation racontée aux Golden boys », paru dans D’Or et de sable. Interventions éparses sur la critique sociale et l’interprétation de l’histoire, agrémentées d’observations sur l’art de lire et sur d’autres manières tant curieuses qu’utiles, Paris, 2008, p. 107-141.