XLIVe congrès de la Shmesp – Prague, 23-26 mai 2013

Nation et nations au Moyen Âge

Argumentaire

En dépit ou peut-être à cause de la place toujours plus importante qu’occupe l’histoire globale et des effets de la « mondialisation » sur les pratiques et les enjeux du savoir scientifique, la nation accomplit ici et là un retour qui ne peut laisser les médiévistes indifférents, tant il est vrai que c’est souvent au Moyen Âge, dit-on, que les nations modernes se seraient formées, au coeur même de l’Ecclesia chrétienne. Cette remarque vient d’ailleurs rappeler l’enracinement européen de cette problématique, qu’il conviendra d’éclairer par des contrepoints venus de l’Islam, de Byzance et de l’Asie orientale au même moment.

Le terme de nation plonge ses racines dans une étymologie et un usage médiévaux. Cependant le mot a été à ce point investi de sens nouveaux, au moins depuis l’acculturation révolutionnaire et le nationalisme qui a suivi, que parler des nations au Moyen Âge suppose une conscience historiographique aiguë, une attention portée à la manière dont des processus territoriaux, politiques, symboliques et sociaux qui appartiennent en propre à l’ethnogenèse médiévale ont été rétroactivement « nationalisés » au sens moral, affectif, guerrier et idéologique du terme, cette rétroprojection devenant en quelque sorte constitutive d’une modernité fondée en rupture par rapport au Moyen Âge. Il n’est sans doute pas souhaitable que le congrès, qui doit demeurer une rencontre d’histoire médiévale, se limite à des communications exclusivement consacrées aux aspects historiographiques de la question, mais il ne serait pas davantage envisageable que cette dimension en soit évacuée, ne serait-ce que pour sortir de la téléologie des origines et de l’idéologie des continuités prétendues, et pour mettre au jour l’instrumentalisation dont les « nations » médiévales ont été l’objet.

Dans cette œuvre de déconstruction, les médiévistes n’ont pas hésité à réinvestir à nouveaux frais le champ des identités nationales observées sur le temps long, attentifs à distinguer ethnogenèse et formation nationale, à décrypter le vocabulaire, à identifier les supports matériels ou symboliques sur lesquels peut ou ne peut pas reposer dès le Moyen Âge une conscience propre et collective qui, d’une manière ou d’une autre, relève toujours d’une combinatoire associant communauté, territoire, autorité et culture, en sorte que les recherches récentes ont abouti à relever des thématiques pertinentes telles que :

  • Une action commune (par exemple incarnée par une autorité, un prince ou un roi, ou leurs figures légendaires) ;
  • Une souveraineté acceptée ou réclamée ;
  • Une histoire, une coutume et une langue communes dans un périmètre défini ;
  • Une culture politique, c’est-à-dire une « communauté imaginée » spécifique appuyée sur des emblèmes, une mémoire ou des lieux « capitaux » ;
  • Une théorie ou une histoire agrégeant ou agglomérant le prince, son peuple et son territoire.

Pourtant, à côté de cette construction de soi, jamais distincte du discours des autres, récupérée ou inventée par les autorités, incarnée par les communautés, portée par les élites ou relayée par le commun, le fait demeure que la société médiévale ne cesse, du moins dans sa partie chrétienne, de reposer fondamentalement sur la totalité englobante de l’Ecclesia qui, par nature (rappelons le mot célèbre de Raban Maur au IXe siècle : « Differentia non debet esse in diversitate nationum, quia una est ecclesia catholica »), impose ses limites à toute patria propria par la référence permanente à la patria communis divine. D’ailleurs la particularité d’une nation reste longtemps définie au Moyen Âge par le rôle prétendu qu’occupe celle-ci au sein ou au service de la chrétienté.

Il conviendra donc bien de s’attarder sur les mots, latins et vernaculaires, désignant ou traduisant la nation au Moyen Âge (patria, gens, terra, populus, regnum, imperium ou tout simplement nos et nostri), dans un souci non seulement de compréhension sémantique mais également ethnogénétique et enfin politique. La même enquête vaut assurément pour les noms des pays et des peuples, et aussi pour les langues. Mais, de même qu’il convient de parier sur une diversité et une complexité, toujours plus grandes que supposées, des ethnogenèses, de la même façon cette rencontre devra en permanence considérer les diversités de sens, d’échelle et de désignation de la natio médiévale qui, l’exemple est connu, peut qualifier aussi bien un regroupement géographique ou linguistique au sein des universités médiévales, des conciles, des foires ou des colonies de marchands, que des guises et des coutumes propres.

On le voit, face à la joyeuse exubérance des études relevant de la global history, une rencontre consacrée aux nations du Moyen Âge demeure d’actualité, à condition de placer au centre des réflexions l’historicité des modèles interprétatifs, la diversité des processus sociaux, politiques et territoriaux, la variété des termes et des discours, et de mobiliser une démarche transnationale et comparative. La tenue de ce congrès à Prague offre de ce point de vue un terrain favorable, tant il est vrai que la ville devint au début du XVe siècle le théâtre de confrontations au sein desquelles chacune des parties opposées argumentait à partir d’une nouvelle conception de la nation, mêlant les arguments du sang, de la langue et de la confession.

Les interventions se répartiront dans les trois axes suivants :

  • Axe 1 : Peuples, communautés et nations – L’étude du vocabulaire et de ses contextes d’utilisation doit permettre de cerner quelles communautés peuvent être présentées comme des nations. Les monographies sur telle ou telle communauté seront évitées : l’accent doit être porté dans chaque intervention sur les processus de construction de l’identité par les acteurs eux-mêmes et par le regard de l’autre. La construction, la dissolution et la disparition des nations seront traitées, au travers de la rédaction d’histoires et du choix d’emblèmes et de symboles nationaux.
  • Axe 2 : Territoires et nations – L’ancrage territorial de la nation est au cœur du sujet, comme le rappelle par exemple l’évolution bien connue de la titulature du roi de France de rex Francorum en rex Franciae. Les frontières, les récits de voyages et les cartes contribuèrent à dessiner les rapports entre territoires et nations. Les descriptions géographiques et ethnographiques pourront être évoquées, de même que les nations imaginaires. L’étude du lien entre nations et territoires sera aussi l’occasion d’évoquer les diasporas médiévales.
  • Axe 3 : Autorité et nation – On étudiera les rapports entre la nation et l’autorité non seulement politique, mais aussi religieuse ou intellectuelle, que cette autorité prenne en main des communautés existantes ou les crée de toutes pièces. La loi, dans ses différentes acceptions, tient une place particulière dans ce processus. Le problème du choix de l’identité se pose, dans le cadre des unions ou du rassemblement de nations, ou plus généralement lorsque plusieurs identités coexistent.