XLIXe congrès de la Shmesp –
Rennes, 23-26 mai 2018

Contester au Moyen Âge : de la désobéissance à la révolte

Argumentaire

Désobéissance, dissidence, rébellion, révolte, révolution… les figures de la contestation constituent un domaine de recherche qui, s’il fut largement exploré dans les années 1960-1970[1], porté par les vents de l’époque, fut ensuite traité de façon plus ponctuelle et diversifiée[2]. À l’heure où la nouvelle historiographie de l’hérésie revisite les rapports entre désobéissance et rébellion, où l’histoire intellectuelle réexamine la destinée de figures contestataires[3] et où les grandes révoltes suscitent un regain d’intérêt, comme en témoignent plusieurs publications récentes ainsi, par exemple, que le programme ANR « Culture des révoltes et des révolutions »[4], sans doute est-il temps d’en relancer l’étude, sans nécessairement évoquer les anniversaires des années en ..8 (660e de la Jacquerie, 640e de la révolte des Ciompi… 50e de Mai 68), ni l’expérience de Rennes (et de Rennes 2 !) en matière de contestation.

Le champ de recherche est très large et pourra être parcouru à travers quatre dimensions :

  1. Qu’est-ce que contester ? Dire et définir la contestation
  2. Pourquoi désobéir ? Les motifs de la contestation
  3. Grammaire de l’insoumission : quelles formes prend la contestation ?
  4. En finir avec la contestation

1. Qu’est-ce que contester ? Dire et définir la contestation

Dans des sociétés médiévales qui accordent une grande place à la culture de l’obéissance (obéissance au père, à l’époux, aux autorités religieuses et politiques), au respect de la tradition et au principe hiérarchique, il convient d’abord de s’interroger sur ce qui transforme une simple résistance (dont le degré le plus faible serait la passivité, la force d’inertie) en une véritable révolte, voire une révolution, et de faire état des différents degrés du mécontentement, depuis le simple « murmure » jusqu’à la « fureur », pour reprendre le mot par lequel les sources françaises de la fin du Moyen Âge qualifient des formes jugées excessives de contestation. Autrement dit, quels sont les seuils et les degrés permettant de caractériser le passage de la désobéissance à la rébellion ou à la révolte ? On sera notamment attentif à la dimension individuelle ou collective, visible ou invisible, implicite ou explicite de la désobéissance.

a. Mots et modèles de la contestation

Une grande attention doit par conséquent être accordée d’une part au vocabulaire des sources, d’autre part à la terminologie des historiens.

Quels sont, dans les sources médiévales, les mots de la contestation (rebellio, seditio, « murmure », « tumulte », « fureur » en Occident, stasis, apostasis dans le monde byzantin, fitna dans le monde arabo-musulman), mots ou même absence de mots qui peuvent dénoter une illégitimité ou un degré de gravité ? Quels sont par ailleurs les modèles ou les héros de la désobéissance, positifs ou négatifs, bibliques (Lucifer, Absalom…), antiques (Prométhée…), littéraires (Girart de Roussillon…) ou historiques (Robin des Bois, la Kahina…) ?

Au-delà des questions de vocabulaire et de modèles, se pose de manière plus générale le problème des sources permettant d’approcher les contestations. En effet, le discours dominant dans la documentation reflète souvent celui de la répression et peut en outre se nourrir d’une mythologie de la révolte. Il s’agit de rendre compte des stéréotypes hostiles projetés sur les révoltés, ainsi que de la peur qu’ils suscitent (y compris de manière rétrospective), par exemple en étudiant le problème de la personnification de la contestation et la manière dont est fabriquée la figure du « chef » éventuel ou de l’inspirateur de la rébellion.

b. Définition de la norme et fabrique de la rébellion

Comme l’a montré la nouvelle historiographie de l’hérésie, la contestation n’a de sens que par rapport à une norme contre laquelle elle s’élève, mais cette norme a parfois elle-même intérêt à se forger (s’inventer ?) des dissidents ou des contestataires pour mieux se définir et s’affirmer. En Occident, l’assimilation de l’hérésie à la lèse-majesté à partir de la fin du XIIe siècle contribue à nouer étroitement désobéissance politique et insoumission religieuse. Cette question se retrouve à des échelles plus locales et dans des contextes variés, en Occident comme dans les mondes byzantin et musulman[5].

Cette réflexion recoupe la question de l’ordre et du désordre – la dénonciation d’un ordre injuste est souvent à l’origine de la rébellion, de même que la dénonciation du désordre est souvent convoquée pour justifier les répressions –, du conflit des normes et des valeurs (nœud de bien des intrigues familiales ou politique), de la tension entre légalité et légitimité (cf. la thématique du déni de justice ou celle de l’abus de pouvoir).

2. Pourquoi désobéir ? Les motifs de la contestation

a. Contester l’ordre établi

Les motifs de la contestation peuvent d’abord être cherchés du côté de la contestation d’un ordre établi. Il s’agit alors de contester une situation, une décision, une politique, de favoriser l’émergence de nouvelles institutions (par exemple dans le mouvement communal) ou d’obtenir leur ouverture à de nouveaux groupes sociaux, de rejeter des dogmes, des croyances ou des vérités établies, de refuser des médiations obligatoires (par exemple la médiation cléricale), de rechercher l’accès au pouvoir, la participation au gouvernement et/ou le contrôle de l’impôt, de revenir à un état des lieux antérieur (comme y engage un discours classique de la réforme à la fin du Moyen Âge)…

b. À la recherche d’autres mondes possibles

La contestation peut également se nourrir de la recherche d’autres mondes possibles et être animée par un véritable projet alternatif sur le plan social ou politique, voire contenir une part d’utopie. Dans le monde musulman, certains courants chiites et kharidjites ont même pu développer une véritable théologie de la révolte. Fréquemment, ce futur possible s’enracine dans la référence à des communautés passées idéalisées.

c. Les motifs économiques, sociaux et fiscaux

La contestation peut enfin découler plus directement d’un contexte économique, social ou fiscal détérioré. La désobéissance ou la révolte peuvent alors viser la remise en cause ou l’aménagement des statuts (le statut servile, l’accès aux métiers en milieu urbain…), la régulation de la seigneurie (droits et redevances, accès aux communs, accès au marché, transmission des patrimoines…) ou le refus d’un nouvel impôt. Un sort particulier doit être réservé à la question de l’existence ou non de révoltes de la misère dont la majeure partie de l’historiographie conteste l’existence au Moyen Âge.

3. Grammaire de l’insoumission : quelles formes prend la contestation ?

a. Acteurs et groupes

Au-delà de la typologie sociale ou statutaire des contestataires (les moines byzantins, les soufis, certains peuples ou tribus, les héritiers impatients, les groupes aristocratiques, les factions urbaines, les artisans ou manoeuvres des villes, les paysans opprimés…), se pose la question du rôle des solidarités – quelles solidarités jouent, se font ou se défont ? –, celle des meneurs (meneurs « naturels » ou hommes nouveaux ?), celle des intermédiaires et des relais, enfin celle du genre (place et rôle des femmes dans les révoltes).

b. De la parole aux actes : « revendications » et formes de transgression de l’ordre

Il convient de s’intéresser aux modalités discursives et aux pratiques politiques de la désobéissance ou de la révolte, d’apprécier le degré de formalisation d’un « programme » ou de « revendications » (rôle des prédications, par exemple des da’wa-s dans les pays musulmans), et également le degré de formalisation des liens entre les révoltés (question de la conjuration).

Il s’agit aussi de caractériser la nature des transgressions : on se montrera en particulier attentif aux formes ritualisées de la désobéissance ou de la révolte, ainsi qu’à la question de la violence, souvent dénoncée chez les rebelles et les révoltés dans les sources qui les évoquent, pour lesquelles elle constitue un facteur de disqualification. Est-elle pour autant consubstantielle à toute rébellion ? Lorsqu’elle existe, quelles en sont les formes (questions de la violence ritualisée, de la distinction entre violence contre les biens, violence contre les personnes, question des boucs émissaires…) et les degrés ? Est-elle un adjuvant ou un frein à la révolte ? Y a-t-il un art (surtout aristocratique ?) de se révolter (dans le respect de certaines limites) pour mieux négocier son retour en grâce : la révolte ne peut-elle apparaître comme un usage réglé de la violence pour mieux faire valoir ses droits, comme un moyen de pression dans le cadre d’une négociation avec le pouvoir ?

Très souvent, les révoltés (surtout d’origine « populaire ») sont présentés comme des masses aveugles, dépourvues de conscience politique. La question se pose précisément de savoir si la révolte – en dépit même de ses revendications souvent conservatrices ou préservatrices – ne constitue pas une forme (et le lieu possible) d’une mobilisation politique. Le constat déjà établi dans les années 1960 de ce que les nombreuses révoltes dites « populaires » au XIVe siècle sont rarement des révoltes de la misère plaide en ce sens.

c. Étendues et lieux

Que peut-on connaître et apprendre de la diffusion et de l’ampleur des contestations, de la contagion ou de la coalescence des mouvements de rébellion, du rôle de la circulation de l’information, voire des phénomènes de concertation ? Quels sont les traits spécifiques et les articulations entre révoltes rurales et révoltes urbaines ? Quels sont les lieux centraux ou symboliques dans la genèse ou le déroulement des révoltes ?

Est-on par ailleurs en mesure aujourd’hui d’esquisser une géographie des révoltes à l’échelle régionale ou européenne, en particulier pour la fin du Moyen Âge ? Pourquoi certaines campagnes ou certaines villes apparaissent-elles comme des foyers de rébellion alors que d’autres ne sont presque jamais touchées par de tels mouvements ?

d. Temporalité et durée

Comment situer ou identifier l’entrée en désobéissance ou en révolte (quels événements ? quels marqueurs ?) ? Quels sont les rythmes des contestations et des révoltes, qu’est-ce qui explique leur caractère éphémère ou durable ? Y a-t-il des saisons où éclatent davantage les révoltes ?

Se pose ici la question plus spécifique de la fin du Moyen Âge : est-ce un « temps de révolutions » comme l’avance depuis longtemps l’historiographie ? Quel est l’impact de la Peste noire sur la libération de la parole revendicative et celui de la guerre, de la défaillance aristocratique et de l’apparition d’une fiscalité directe d’État[6] ?

4. En finir avec la contestation

L’extinction de la désobéissance ou de la révolte doit être envisagée dans le cadre de temporalités enchaînées : le temps court des fins de crise, le temps plus étiré des effets ou de l’impact de la contestation, enfin le temps long de la mémoire.

a. « Retour à la normale »

« Il faut savoir terminer une révolte » ; mais comment se déroule le processus de sortie de crise ? Quelle est la part de la satisfaction d’une partie des revendications des contestataires, celle de la répression, celle de l’amnistie et de la réintégration des rebelles… ?

Si la répression prend souvent l’allure d’un théâtre de la souveraineté, quel est, dans ce cadre, le rôle spécifique de la justice ? La sortie de crise, avec son lot de sanctions exemplaires et de clémence des autorités (au prix de l’amende honorable du côté des révoltés) obéit-elle à une forme de ritualisation (cf. Gand, Rouen, Paris, Montpellier… dans les années 1380) ? Quelle est la part de la négociation dans la sortie de crise ? Dans quelles conditions la recherche du compromis permet-elle de désamorcer les tensions ?

b. Impact et effet des contestations

En dépit de leur répression, dans quelle mesure les révoltes ont-elles fait « bouger les lignes » (abandon de certaines mesures, recul du pouvoir, prudence nouvelle…). Quelles contestations, à l’image, par exemple, de celle des Abbassides, sont-elles parvenues à recomposer durablement l’ordre social et politique ?

c. Mémoires de la contestation

Quel souvenir est-il conservé des figures et des mouvements contestataires ? Quelle est la part de la bonne et de la mauvaise mémoire, voire de la damnatio memoriae des vaincus ? Quels sont les supports de cette mémoire (discours, images…) et leurs implications particulières ? Quels usages politiques, sociaux ou culturels sont faits de cette mémoire[7] ?

Il convient, dans ce cadre, de se montrer attentif à la question des remplois et du « recyclage » des mêmes discours d’une révolte à l’autre, voire des récupérations par les pouvoirs contestés eux-mêmes.

On pourra enfin envisager, dans la longue durée, l’influence de ces mémoires sur l’historiographie.

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[1] Cf. les maîtres-livres de M. Mollat et Ph. Wolff, Ongles bleus, Jacques et Ciompi. Les révolutions populaires en Europe aux XIVe et XVe siècle, Paris, 1970, et de R. Hilton, Les mouvements paysans du Moyen Âge et la révolte anglaise de 1381, trad. fr. Paris, 1979).

[2] Cf. par exemple les ouvrages de J.-Cl. Cheynet, Pouvoir et contestations à Byzance, 963-1210, Paris, 1990 et d’A. Stella, La révolte des Ciompi. Les hommes, les lieux, le travail, Paris, 1993.

[3] Cf. par exemple Pierre de Jean Olivi 1248-1298 : pensée scolastique, dissidence spirituelle et société, A. Boureau et S. Piron (éd.), Paris, 1999, ou A. Suhamy, Godescalc. Le moine du destin, Paris, 2016.

[4] Cf. par exemple Kh. Abou El-Fadl, Rebellion and Violence in Islamic Law, Cambridge – New York, 2001 ; S. Cohn, Lust for liberty : the politics of social revolt in medieval Europe, 1200-1425. Italy, France, and Flanders, Harvard, 2006 ; M. Bourin, G. Cherubini, G. Pinto, Rivolte urbane e rivolte contadine nell’Europa del Trecento. Un confronto, Florence, 2008 ; H. R. Oliva Herrer et alii, La comunidad medieval como esfera publica, Séville, 2014 ; J. Dumolyn et alii, The voices of the people in late medieval Europe, Turnhout, 2014.

[5] Cf. par exemple la « révolte des boules de neige », instrument de la fabrique idéologique du mythe vénitien : C. Judde de Larivière, La révolte des boules de neige. Murano contre Venise, 1511, Paris, 2014.

[6] Cf. par exemple la thèse de S. Cohn (cité n. 3) sur l’essor des combats pour la libertas dans le contexte post-peste.

[7] Cf. par exemple les travaux de G. Milani sur les peintures infâmantes des bannis pour cause de révolte (en dernier lieu « Avidité et trahison du bien commun. Une peinture infamante du XIIIe siècle », Annales. Histoire, Sciences sociales, 66, 2011, p. 705-739).

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