53e Congrès de la Shmesp
Rome, 20-22 mai 2021

Succéder au Moyen Âge

 

Argumentaire

Le thème du congrès de la SHMESP en 2022 tient en un seul mot : succéder. Un verbe, qui, selon le dictionnaire, signifie « prendre la suite de quelqu’un dans un emploi, une charge, une dignité, une fonction ». Il s’agit donc d’une action, d’un phénomène que l’on propose d’observer ici depuis la perspective de l’acteur, que ce dernier soit une personne – celle ou celui qui succède, donc – ou une institution, une œuvre ou encore une idée. Le thème n’inclut pas la transmission et les façons dont celle-ci est réglée par qui s’assure une postérité. Il ne peut être restreint, non plus, à « recevoir » ou à « hériter » : succéder suppose de s’inscrire activement dans une chronologie et de définir sa propre identité en regard d’une entité disparue.
L’importance de la succession à l’époque médiévale doit être soulignée, bien que l’objet « succéder », sur les aspects duquel il existe un grand nombre de travaux, n’ait guère été thématisé comme tel. Diverses notions médiévales ou d’apparence médiévale ont été plus travaillées pour qualifier l’enchaînement, le relai ou le séquençage temporel au sein de la société, notamment dans ses expressions politiques, religieuses et culturelles : « tradition », « réforme », « rénovation » ou « translation ». Toutes témoignent, on le sait, de ce que les institutions du temps répondaient à un besoin de changement sans bouleverser leurs cadres de référence ou, du moins, sans assumer de le faire – parfois dans l’espoir affiché du retour à un état de stabilité antécédent, jugé meilleur. Des travaux récents ont nuancé et enrichi notre connaissance de l’usage contextuel de ces concepts. Qu’en est-il de succéder ? La notion est sans doute plus historienne que médiévale, plus étique qu’émique. Toutefois, le verbe est bien attesté dans les sources françaises de la fin du Moyen Âge, où il désigne d’abord le fait de prendre la suite de quelqu’un – mais cette observation superficielle ne doit pas masquer la nécessité d’une réflexion sur la sémantique de la succession.
Comment succède-t-on ? Quels mécanismes de légitimation, de récupération ou de distanciation met-on en œuvre pour s’assurer une place singulière au terme d’une série ? Pourquoi se présenter ou présenter quelqu’un d’autre, une institution, une ville, une école de pensée, comme la suite d’une entité dont la spécificité est désormais en partie abolie ? Prétendre « succéder », c’est vouloir donner l’impression que coexistent ce qui n’est plus et ce qui est : c’est un outil tout à la fois fort simple et très efficace pour résoudre l’équation de la continuité et du changement, en inversant le fil du temps ou, du moins, en en atténuant la brutalité : le présent n’abolit plus le passé, mais le prolonge sous des modalités neuves. La notion est tout entière contenue dans un paradoxe temporel renvoyant deux objets qui ne peuvent coexister à une seule identité. Le Dictionnaire de Furetière, en 1690, illustre ainsi le terme « succéder » par l’exemple concret des crans d’une roue ou d’une horloge, lesquels « se succèdent, entrent l’un après l’autre dans leur pignon ». Il peut alors étendre la définition à une lecture figurée du verbe : « succéder se dit aussi, en morale, des charges, des dignitez et d’autres places où on entre l’un après l’autre ». Le rôle de successeur revient à prendre possession et à gérer le bilan d’un autre, en se glissant dans les pas et les fonctions identifiées de ce dernier, quitte à le désavouer. La succession peut susciter quelque ambiguïté aux yeux des observateurs, contemporains comme modernes. Pensons à cette ferme détenue pendant quatre cent cinquante ans par un paysan nommé Johannes Hooss . Non que, tel un patriarche, le même homme ait vécu un demi-millénaire : il s’agit bien sûr d’une succession de père en fils, étayée de la transmission d’un nom. Exemple saisissant qui témoigne de ce que, jusqu’aux derniers siècles du « long Moyen Âge », la succession était lourdement réglée et donnait à une partie du monde les apparences de l’immobilité et de l’automaticité, tels des crans entrant dans leur pignon. Mais exemple qui ne doit pas masquer la complexité de l’action de succéder à l’époque médiévale.

Les premières pistes que l’on propose à la réflexion peuvent être ordonnées en trois ensembles.

 

1. Légitimation et revendication : succéder selon un ordre

La rigoureuse série des fils Hooss pointe l’ordre et le formalisme qui règlent souvent la succession familiale et la succession dynastique dans les sources médiévales. Attachés à la notion de continuité, les documents relatant la longue hérédité des rois et princes présentent régulièrement cette dernière comme immémoriale et nécessaire. En Occident, l’avènement royal, moment exemplaire de la succession, ne doit-il pas se dérouler conformément à un ordre consigné dans un manuscrit appelé, précisément, ordo ? Ne trouve-t-on pas de même, dans le monde byzantin, une fameuse Codification de l’ordre du Palais, plus couramment désignée comme le Livre des Cérémonies ? Au service de cet ordre successoral et, donc, au cœur du thème de la rencontre, pointe la question de l’ascendance : la production de littérature généalogique, courante au Moyen Âge, permet de documenter successions et filiations. Construction et reconstruction de listes, énumérations et désignations du rang, d’une place dans un ordre lignager, matérialisent l’idée de suite. On aurait vite fait de croire en l’existence d’un ordre « naturel » de la succession, dont la continuité dynastique serait le paradigme. Mais cet ordre ne doit pas faire illusion : l’ordre successoral est un enjeu et un lieu de tensions plus qu’une structure contraignante. D’ailleurs, ne cherche-t-on pas, dans le Songe du Vergier, le nom de ce roi grec très puissant dont « toutevoies nous lisons que son propre filz ne luy succeda mie, mez le filz d’une jonglerresse» ? Des successions étonnantes se produisirent au cours du Moyen Âge : le fils d’une jongleuse devenant roi, peut-être pas bien souvent, mais il était des usurpations, des avènements imprévus, des successions empêchées, contestées, refusées – parfois même par leur récipiendaire, le successeur ne voulant pas l’être. A contrario, il était des successeurs se présentant comme tels mais qui, pour finir, n’étaient pas acceptés (pensons aux « antipapes », soit ceux qui ont obtenu et exercé la fonction de pape mais que l’histoire ne reconnaît plus aujourd’hui comme tels, parce qu’un concurrent l’a emporté).
La succession dynastique n’est pas nécessairement familiale – comme l’exemple des papes vient le rappeler –, unique, ni même masculine : des successions électives existent, des successions collectives sont attestées. Des lois successorales organisant le partage ou la possession en commun (indivision) ont prévalu des siècles durant. Mais il arrive tout aussi bien qu’aucune norme ne soit disponible en la matière ou, au contraire, que les règles soient multiples et concurrentes. Les modalités de la succession sont, de fait, évolutives et elles font l’objet de choix : à l’époque mérovingienne, en particulier, il arriva que l’on inventât une norme successorale dans le moment même où l’on prétendait la respecter. À l’autre extrémité du Moyen Âge, la succession royale française, à l’aube de la guerre de Cent Ans, paraît plus ouverte qu’on ne le croirait après coup : elle fait l’objet d’une même application inventive de l’usage et de la loi, qui se trouvent mobilisés, modelés voire inventés pour asseoir une revendication aux dépens d’une autre. De l’ordre « naturel », il faut en effet s’écarter pour porter son regard sur les rapports entre normes et pratiques de la succession, sur la distance qui les sépare et sur les libertés prises par la personne nouvellement intronisée comme sur celles qui peuvent lui être accordées. La bâtardise, notamment, induit un dysfonctionnement révélateur de la tension entre normes, souvent hostiles à sa succession, et pratiques, dont on observe, empiriquement, qu’elles peuvent être accommodantes : il est des bâtards légitimés qui deviennent héritiers.
D’aucuns répugnent pourtant à considérer comme successeur celui qui prend la suite sans respecter la règle – il est alors qualifié d’usurpateur. La succession est en réalité toujours envisageable, par la capacité génératrice du conflit : on peut contester les procédures, contester la succession, contester le successeur. La revendication du titre et la prise de fonction sont des moments de tension, de faiblesse, voire de crise. Ils peuvent être violents – voir les « guerres de Succession », considérées comme un objet en soi dans la classification polémologique commune, visible sur Wikipédia, par exemple –, aussi bien dans un contexte dynastique qu’entrepreneurial. Car succéder est une opération, soumise à accident : malgré un ordre établi, la succession est soumise à l’imprévisible. Mieux qu’« hériter », « succéder » permet ainsi de réfléchir aux nœuds, aux tensions, aux dysfonctionnements et même à la façon dont on prend possession ou se départit de l’héritage

2. Entre inventaire et nouvelles propositions : succéder, récupérer

On propose, par ce thème, de placer les pratiques de la succession au cœur des observations. De nombreux travaux ont déjà abordé les ressorts de la transmission patrimoniale et dynastique dans la société médiévale (à travers les constitutions d’apanages, par exemple), sous l’angle de l’édification légale comme sous l’angle des rituels. Il s’agirait ici de se pencher sur l’acte consistant à recueillir et récupérer, à faire le bilan d’une activité ou d’une fonction passée pour la tenir à son tour et, potentiellement, l’adapter. La succession renvoie, de fait, à de nombreux domaines de l’action humaine : dynastique ou politique, certes, mais également économique à travers les unités de production, les ateliers ou encore les compagnies commerciales. Elle s’appuie sur des sources spécifiques : on pense, notamment, à l’inventaire, au bilan économique, aux comptes que l’on tient. Succéder implique de gérer ce qui est reçu et de l’assumer. Comment se forme-t-on à prendre la suite d’une activité, qu’elle soit gouvernementale, artisanale ou commerciale ? Le problème de la formation se pose et, à travers lui, la question d’institutions dont l’une des fonctions est celle d’assurer à de plus jeunes la capacité de succéder : écoles et studia, ateliers et botteghe, et l’on en passe.
La reprise et la suite donnée ne tiennent toutefois pas au seul successeur : cet acteur dépend, souvent, des collaborateurs de celui ou celle qu’il remplace et doit, presque toujours, ménager les « publics » de la succession (sujets d’un royaume, mais aussi clients d’une activité commerciale, élèves d’un maître), qu’il s’agit de rallier, de convaincre ou de gérer en tant qu’ils sont conservateurs et garants d’une qualité passée. Ainsi, quand le maître d’œuvre d’un bâtiment vient à être remplacé, dans quelles limites le nouveau venu peut-il innover sans trahir le commanditaire ? Que fait-il des modèles laissés ? Sous quelles conditions peut-il se revendiquer d’une filiation technique avec celui dont il prend la place ? La question est d’autant plus complexe que, dans le domaine artisanal, la succession est bien souvent collective : l’arrivée d’un nouvel ordonnateur sur un chantier signifie que le relai est pris non pas par un seul homme, mais par une équipe, peut-être en partie la même, en partie une autre. Observer les pratiques du successeur, c’est aussi une façon de poser la question de l’inventaire, conçu comme une médiation entre le patrimoine laissé et le patrimoine reçu. L’objet et son établissement permettent d’interroger les modalités de la prise de possession mais également les obligations et les stratégies qui organisent son évitement : dans quels cas est-il opportun, voire nécessaire, de refuser une succession ? On observe, dans plusieurs espaces, la coutume invitant une partie des enfants à refuser un héritage pour protéger le douaire de leur mère. Au-delà du pragmatisme, le refus de succéder revêt une grande valeur symbolique : qu’on pense, par exemple, à l’écho donné à l’épisode de la « dénudation » de François d’Assise, renonçant à la succession de l’entreprise drapière de son père, en 1206, pour se conformer à une vie de dénuement – épisode dont la popularité est rendue par un abondant corpus biographique dès avant la fin du XIIIe siècle et, bien sûr, par les fresques de Giotto à Assise. Se placer du côté du successeur amène à considérer les tensions apparaissant entre gestion d’un patrimoine (financier, technique ou symbolique) et adaptation à des conditions matérielles ou sociales changeantes.
Le successeur doit définir sa marge de liberté en regard de pratiques reçues mais aussi de personnels hérités, que l’on peut renouveler (participants au gouvernement comme personnel employé). Car succéder fait se heurter l’individu au passé qu’il récupère : l’un des premiers actes de Louis le Pieux, quand il prend la tête de l’Empire, en 814, est précisément d’écarter du pouvoir une large part des conseillers de Charlemagne, dont ses cousins Adalard et Wala, incités à un exil monastique. La succession fait apparaître des antagonismes relevant de la loyauté, des intérêts ou de l’appartenance générationnelle. Les modifications du statut individuel qu’implique la récupération des charges, des bilans et des responsabilités imposent une reconfiguration des rapports interpersonnels, dans un cadre professionnel comme amical ou familial. Pensons, par exemple, au lien fraternel venant se substituer au lien parental ou marital, lorsque des hommes prennent la succession d’un père ou d’un mari défunt, auprès de leur sœur.

3. Identifier et comparer : la création du successeur

La succession doit enfin faire l’objet d’une acception métaphorique. Il est impérieux d’intégrer à cette thématique une approche culturelle et, notamment, historiographique. Dans le contexte médiéval, où la notion moderne de l’auteur est absente, la production intellectuelle et tout particulièrement l’écriture de l’histoire paraissent le domaine même de la succession – dans le monde occidental, où maints prologues mettent en scène le chroniqueur évoquant son devancier, dont il est le « continuateur », comme à Byzance, où abondent continuateurs et continuations (voir Théophane ou Skylitzès), et comme dans le monde islamique, où l’on observe la fréquence et la légitimité de la pratique du dhayl (continuation). Il y a là l’inscription dans une chaîne – où les contemporains sont « des nains sur des épaules de géants », selon la fameuse formule de Bernard de Chartres qui, soit dit en passant, pense la succession comme cumulative, comme une addition plutôt que comme un remplacement. Mais cette succession consciente et parfois revendiquée n’est pas propre à l’historiographie : elle est attestée, selon des modalités et à des degrés divers, dans tous les domaines de la production intellectuelle médiévale.
À partir de quels critères et dans quelle démarche explicative les chroniqueurs, historiographes, philosophes médiévaux (ou plus récents) établissent-ils les liens de succession quand ceux-ci ne sont réglés ni par la filiation, ni par la loi ? Il est des successions d’individus, mais aussi des successions d’écoles, d’artistes, de normes, pour lesquelles il revient au public d’estimer les similitudes ou les continuations de certaines théories, œuvres ou structures sociales. La question du style artistique et celle de l’emploi et du remploi de certains matériaux et même de certains bâtiments illustrent la possibilité d’une traduction matérielle de ces successions. Souvent, ces successions abolissent l’impératif de continuité chronologique ou jouent avec lui. Les débuts de l’humanisme en sont un exemple aisé, plusieurs auteurs du XIVe siècle étant présentés par leurs contemporains comme les successeurs des grandes plumes antiques. Dans le domaine historiographique, les notions de translatio imperii et de translatio studiorum révèlent le besoin cognitif de créer une continuité des puissances ou des centres en imaginant leur succession, empêchant une vacance.
La succession spirituelle développe des mécanismes similaires à ceux de la succession intellectuelle, mêlant transfert de connaissances, d’autorité et d’élection pour définir une identité commune perdurant au-delà des générations. Elle peut s’appuyer sur des critères inintelligibles fondés sur le sentiment, mais également sur des conditionnements pratiques. La règle de succession du bouddhisme tibétain, par exemple, s’oriente dès le XIIIe siècle vers le principe de la réincarnation, permettant d’éloigner les monastères des réseaux familiaux – et d’orienter, dans certains cas, le choix de l’enfant élu en fonction des difficultés que la communauté essaye alors de résoudre. À l’inverse, la succession spirituelle peut passer par l’hérédité familiale, notamment dans le monde islamique. Dans les milieux spirituels, la succession dans la sainteté, qualité que l’on hérite généalogiquement, renvoie, en même temps, à des positionnements doctrinaux et textuels, peu formalisés : il en résulte tensions et conflits pour succéder au magistère exercé par le maître. En Occident aussi, la succession religieuse est une question essentielle et, souvent, une importante matrice politique : devenir abbé ou évêque renvoie à une continuité non familiale, mais en esprit, aux implications matérielles et collectives indéniables.
L’historiographe peut choisir de rendre compte par l’écrit des raisons de cette transmission, notamment lorsqu’il répond à la commande du successeur décrit. C’est à lui que revient de déterminer les causalités rendant cette suite légitime ou non, voire nécessaire. La succession est un fragment de l’histoire – entendue non plus comme discipline du savoir mais comme enchaînement des faits se succédant. Des faits, et des individus. On interprète comme une succession l’enchaînement des générations. Pères et fils, mères et filles, paraissent se suivre et se remplacer : sont-ils trahis par leur ressemblance physique, porteurs du même charisme ? Le successeur offre-t-il l’image de celui qui le précède ? D’individuelle, l’échelle d’observation peut devenir collective, voire globale, en envisageant cette forme de succession, interrogée dans les Écritures et bien pensée par les médiévaux, qu’est le renouvellement des générations (voir Bernard de Chartres, encore) et des « âges ».
Mais on peut aussi décider de voir en quelqu’un le successeur d’une autre figure, éloignée – figure ancienne et prestigieuse, de préférence, comme dans l’incipit de La Chartreuse de Parme : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. » Le Moyen Âge avant Stendhal raffolait de ce trope du « successeur » qui permettait de penser et de légitimer les figures contemporaines, de les mesurer à l’aune du passé – entre mille exemples, citons celui, humaniste, de Pétrarque faisant de Stefano Colonna le Jeune un nouveau Théodose. Plus généralement, c’est ainsi que fonctionnent les successions symboliques : d’un général mort mille ans plus tôt à un autre, son successeur ; ou d’une ville à l’autre, Constantinople faisant figure de nouvelle Rome ; voire, dans le domaine du mythe, l’idée que des figures mythologiques s’enchaînent, comme se succèdent les âges de l’histoire de l’humanité (au nombre de quatre, souvent) ou les régimes politiques.
On le voit, c’est sans renoncer aux diversités des temps, des lieux, des domaines de l’histoire humaine et des acceptions – du littéral au métaphorique du terme – mais en tenant fermement son sens que l’on espère pouvoir éclaircir cette question à l’échelle de tout le Moyen Âge.