LIe Congrès de la Shmesp – Perpignan, 21-22 mai 2020

Frontières spatiales, frontières sociales

En raison du confinement lié à la pandémie de la Covid 19, ce Congrès s’est tenu dans des conditions exceptionnelles, en ligne…

Argumentaire

La frontière n’est pas un objet historique nouveau : au XIXe siècle, la naissance de la discipline historique fut contemporaine de celle des frontières des États-nations, souvent décrites comme naturelles. Le Moyen Âge fut alors vu longtemps comme une période de transition entre l’Antiquité, marquée par le modèle du limes romain, et les frontières de l’État moderne. La pluralité des définitions et des conceptions de la frontière, à la fois fermeture d’un territoire et zone de passage, a cependant donné lieu très tôt à une abondante historiographie, très diversifiée selon les pays. Si des propositions peuvent s’insérer dans ce cadre, le congrès commencera, après le rapport introductif, par une table-ronde présentant plusieurs traditions historiographiques nationales, afin d’en saisir les enjeux. Mais au-delà de cette diversité, la frontière doit être pensée comme une construction sociale, autant que politique, comme le lieu d’un rapport très singulier entre un espace spécifique et des constructions sociales qui lui sont propres. Ce 51e congrès de la SHMESP entend donc proposer une histoire sociale de la frontière, afin de voir dans quelle mesure s’y construisent des formes de relations sociales originales, qui en retour contribuent à définir et transformer ces espaces– et ainsi comprendre ce qui crée la frontière, qui la crée et selon quelles modalités.

Pour cela il conviendra de faire varier les échelles spatiales : de la frontière entre grandes « aires culturelles » aux limites de diocèses ou de cités, voire de quartiers urbains, en passant bien sûr par les frontières d’États souverains ou de provinces. De même, la diversité des acteurs qui pensent et vivent la frontière, qu’ils y séjournent ou pas (élites savantes, de pouvoir, habitants des frontières,…) devra être prise en considération. Enfin il est souhaitable que le congrès, comme il est de tradition, puisse donner lieu à des comparaisons montrant la diversité des configurations selon les espaces (Méditerranée, Asie centrale, Sahara, îles, frontières du nord ou de l’est de l’Europe…) et les périodes.

Pour répondre à ces questions, trois axes seront privilégiés :

1. Rendre visible la frontière

2. Mobilité et redéfinition des frontières

3. Sociétés de frontière

1. Rendre visible la frontière

La frontière se définit en premier lieu par ce qui la rend visible aux yeux des contemporains, et qui en fixe parfois les contours ou en montre les caractères.

Cela passe d’abord par un discours sur la frontière, produit par les différents acteurs, qu’ils la pensent depuis le centre ou depuis les espaces-frontières, voire à l’extérieur de ces frontières. Ce discours peut se construire à partir d’une réflexion théorique et politique, mais aussi à partir d’expérimentations, d’enquêtes qui viennent a posteriori définir un état de fait. Il se retrouve dans des textes divers, des chroniques aux descriptions géographiques, ainsi que dans la littérature qui produit un imaginaire de la frontière et, dans une certaine mesure, dans les représentations cartographiques médiévales. Ces discours contribuent à conférer à ces espaces une identité propre, parfois une mémoire qui se construit dans la durée.

Mais la frontière est aussi visible, de manière plus concrète, par des marqueurs spatiaux. Ce n’est certes pas toujours le cas, et dans les zones de marches la frontière peut être invisible ou floue. Ces marqueurs peuvent être naturels (mers, déserts, rivières, montagnes…), et il conviendra de voir comment ces limites naturelles sont pensées par les contemporains. Ils résultent surtout, le plus souvent, d’un investissement humain, qu’il soit conçu dès la fixation de la frontière où qu’il vienne, a posteriori, en montrer dans le paysage les contours ou les pôles. Les textes, comme l’archéologie, ont montré l’importance des châteaux, des villes, mais aussi des sanctuaires, des croix, etc. Parfois continus et linéaires (murailles, routes), ces marqueurs sont le plus souvent discontinus (bornes, arbres remarquables), voire imbriqués les uns dans les autres (quartiers de groupes minoritaires), ou impliquant des partages de souveraineté. Ils peuvent former une limite simple ou double, voire en miroir (systèmes de fortifications, bastides et villeneuves).

Enfin la frontière est rendue visible par des normes qui la rendent effective, par la délimitation des juridictions, par des organisations politiques propres (privilèges) et par la présence, plus ou moins affirmée, du pouvoir (dans ses dimensions militaire, administrative, fiscale, judiciaire…). C’est aussi le lieu où les changements de normes et un pluralisme normatif se donnent à voir.

On pourra ainsi se demander dans quelle mesure, et par quels moyens visuels, les outils cartographiques actuels aident les historiens à rendre compte de ces « frontières sociales » dans leur dimension spatiale, sans trahir leur caractère profondément mobile.

2. Mobilité et redéfinition de la frontière

En effet, une des spécificités des sociétés de frontières est liée au caractère potentiellement mobile de celles-ci, à une dialectique entre fixation et avancée (ou recul), certains espaces acquérant le statut de frontière alors que d’autres le perdent.

Ce redéploiement des frontières est créateur d’espaces de colonisation, de nouvelles lignes de front, d’un nouveau maillage territorial administratif ou religieux, de nouvelles configurations des réseaux d’échanges. Il peut alors être moteur de migrations, qu’elles soient volontaires ou forcées (expulsions, déportations, persécutions), depuis ou vers la frontière, motivées par des facteurs économiques, militaires ou religieux. Celles-ci produisent alors de nouveaux liens de fidélité, modifient les rapports sociaux et les hiérarchies, redéfinissent les identités. Les mouvements du front sont en effet créateurs de nouvelles distinctions ethniques, sociales, religieuses. Le dominant d’autrefois, vaincu, devient le dominé, la majorité juridique devient une minorité.

Cela conduit alors à la redéfinition de l’espace, dans le discours comme dans les pratiques, les statuts, les sentiments d’appartenance à un groupe social, et donc le rapport à l’Autre. Enfin ce déplacement de la frontière peut produire une nouvelle mémoire, voire des conflits de mémoire, certains glorifiant les conquêtes et leurs acteurs, d’autres se lamentant de la perte, ou à l’inverse refusant de l’acter et appelant à une reconquête, alors que le souvenir de la frontière peut s’estomper lorsque celle-ci avance.

3. Sociétés de frontière

Il s’agira enfin de comprendre comment les sociétés produisent et sont le produit de la frontière, à travers l’étude de la spécificité des pratiques sociales dans ces espaces marqués, plus que d’autres, par les mobilités, les mélanges, les échanges et les confrontations.

Les normes sociales peuvent y être particulières, et notamment y faire l’objet de compromis, de négociations, voire de transgressions plus fortes qu’ailleurs et peuvent à ce titre entraîner la production d’un discours plus ferme de condamnation ou de mesures de contrôle ou de ségrégation plus strictes. Les frontières sociales, ethniques, linguistiques, religieuses, de genre, de richesse, peuvent présenter des caractères particuliers, avec parfois une plus grande fluidité, plus ou moins ouvertement assumée, une plus grande liberté, ou à l’inverse une volonté plus ferme de ségrégation et de montrer les différences (dans l’espace, les modes de vie, le vêtement…), qui confère à certains groupes sociaux un rôle majeur d’intermédiaires. Il peut y avoir aussi des caractères spécifiques de la société de frontière, dans lesquelles, par exemple, les marchands sont des personnalités majeures, qui négocient des laisser-passer, assurent la transmission des informations, et sont aussi parfois des espions…

Il en résulte que la frontière n’est pas vécue de la même manière selon l’appartenance religieuse, sociale, sexuée, mais aussi selon que l’on y vit de manière permanente ou provisoire. Ces sociétés peuvent en effet connaître des temporalités propres, entraînant l’arrivée à certains moments de l’année de populations spécifiques (saisons de navigation et du commerce, ou de la guerre, avec rotation des troupes ou de volontaires de la foi vivant provisoirement sur la frontière). Elles produisent enfin un espace particulier, par la gestion de l’habitat, du territoire, ou des mobilités, par l’existence parfois dans l’espace urbain de lieux réservés ou privilégiés par certains groupes sociaux (quartiers, fondouks…).

Ces structures sociales, comme le contexte de conflits et d’échanges produisent un rapport à l’Autre spécifique, et il faudra se demander si on y vit autrement qu’ailleurs le rapport à la différence, à l’étranger, celui qui est présent dans les espaces de frontières, de manière permanente ou provisoire, mais aussi celui qui est de l’autre côté de la frontière. C’est là souvent que se construit une image de l’Autre, alimentée par les contacts et les déplacements comme par l’expérience de la confrontation et parfois de l’innovation, mais aussi des espaces au-delà des frontières. Il conviendra également de s’interroger sur le rapport politique de ces périphéries aux centres, entre autonomie et contrôle, sur leur rôle comme lieux d’expérimentations et d’émergence de forces nouvelles, de constructions de légitimités propres par la défense de la frontière ou par l’expansion militaire.